De Glace et de Sang
#1
« Debout. La leçon n'est pas encore terminée. »

Israfel, toujours sonné par le choc, se redressa tant bien que mal. Son nez était cassé et sa lèvre inférieure fendue. Du sang lui coulait abondamment sur le visage.

« Tu abandonnes déjà ? Cela devient une habitude. »

Le mande-orage fronça les sourcils. Il cracha le sang qui lui emplissait la bouche et se releva. Redressant son épée, il se remit en garde face à son père.

« Non… Ça, jamais… »

“ Plus jamais… ” ajouta-t-il en pensée.


Quand il avait créé les Sentinelles d'Argent, il souhaitait s'échapper. S'échapper de cette vie qu'il trouvait monotone, s'échapper de l'autorité parentale, s'échapper des murs d'Asteras. Retrouver le convoi dans lequel son père avait investi n'avait été qu'un prétexte. Une fuite en avant.
Il avait bien donné d'autres objectifs à la guilde, notamment des intérêts dans le nord, mais c'était surtout pour faire plaisir à Lenwë et Yùla, les cofondateurs des Sentinelles. À l'époque, il n'avait qu'un peu de curiosité pour le nord, qui n'était rien de plus pour lui qu'une contrée dont on parlait dans les livres d'histoires et où sa famille trouvait ses lointaines racines. Il était encore bien loin de partager l'attachement profond qu'avaient ses deux amis pour ces terres glacées.


Son père entama la passe par une estocade, qu'Israfel dévia aisément. Il en éprouva même un certain agacement : l'attaque était prévisible et facile à parer. Son père le ménageait.
Alors qu'il s'apprêtait à riposter, il vit la pointe de l'épée ennemie se diriger rapidement vers son visage. Il eu à peine le temps d'esquiver le coup. L'estocade n'avait été qu'une ruse.


Alors que la guilde se développait, il avait peu à peu pris conscience de certaines réalités. Par exemple, que l'Asteras riche et nacrée dans laquelle il avait grandi n'était qu'une façade visible seulement depuis les hautes tours de la noblesse. La corruption était partout, la limite entre crime et justice plutôt floue et la distance entre puissants et honnis bien mince.
Mais surtout, il avait pu voyager, et voir de ses propres yeux certaines situations dont il n'avait connaissance que par certains communiqués officiels vagues et rassurants. Et il avait amèrement regretté, pour une fois, que la réalité ne soit pas celle que le gouvernement elfique s'évertuait à répandre. La situation au nord était catastrophique. Les routes commerciales étaient inexistantes et les territoires loin d'être sûrs. Les Agars s'étaient même avancés jusqu'à Tilador Erdana et n'en avaient été repoussés qu'à grande peine, alors qu'ils n'étaient qu'une poignée.
Le puissant empire elfique n'existait plus que dans les vieilles histoires, et leurs cousins mourraient dans la neige pendant qu'eux se prélassaient dans l'indolence en se croyant à l'abri sous leurs tours d'ivoire.


Le coup portée vers son visage l'avait déséquilibré, et si Israfel avait pu l'éviter, il ne vit pas venir le coup suivant, qui lui entama profondément le bras. Il recula vivement, arrivant tout juste à garder son épée en main tant la douleur était vive.

« Ton esprit vagabonde. Tu dois te concentrer sur ce que tu fais. Enfin, vu ton état, nous continuerons cela un autre jour. »

Alors que son père s'apprêtait à rengainer sa lame, Israfel fit passer son arme dans sa main gauche et se mit de nouveau en garde avant d'invectiver son adversaire.

« … Quoi, tu abandonnes déjà ? »

Il avait le souffle court et il saignait, mais il pouvait encore se battre. Son père eut un rictus moqueur avant d'engager à nouveau le combat.


Cette prise de conscience avait considérablement augmenté l'intérêt d'Israfel pour le nord. Des elfes comme lui souffraient pour l'Empire depuis des dizaines d'années dans l'indifférence générale. Des elfes qui avaient tout sacrifié pour cette nation qui les ignorait, et pour laquelle ils continuaient à lutter malgré tout.
En revanche, si Israfel souhaitait plus que jamais en apprendre plus sur ces elfes des neiges et leur venir en aide, ce n'était pas le cas des autres Sentinelles. Une réaction qu'il aurait du prévoir : en constituant la guilde de personnes d'horizons variés en leur présentant comme mission principale d'aller chercher un convoi perdu dans le nord, il était évident qu'ils se désintéresseraient du nord une fois cette tâche accomplie. Les elfes des neiges étaient la préoccupation de Lenwë, Yùla et lui, pas des autres membres.
Devant des intérêts devenus par trop divergents, Israfel avait préféré quitter les Sentinelles pour se consacrer pleinement au nouveau but qu'il s'était fixé : aider les elfes de neige du mieux qu'il le pourrait. Une noble cause, si pour cela il n'avait pas abandonné ses compagnons et la guilde qu'il avait lui-même créée.

“ Plus jamais… ”


L'assaut fut d'une rare violence. Le mande-orage se retrouva désarmé et jeté au sol avant d'avoir pu comprendre ce qu'il lui arrivait. Allongé sur le dos, le souffle coupé, il regarda son père le toiser avec un regard dur.

« Tu réfléchis trop. Tu ne peux triompher de ton adversaire uniquement avec ton esprit. En combat, tu n'as pas le temps de penser à tout avant de réagir. Cela doit devenir un réflexe, si tu veux pouvoir survivre. »

Le vainqueur se détourna et rengaina son épée avant de commencer à se diriger vers la demeure familiale. Israfel se redressa sur les coudes pour le regarder s'éloigner.

« Tu as encore un long chemin à faire, mon fils. »

Après avoir quitté les Sentinelles, le sorcier s'était retrouvé bien incapable de se débrouiller seul dans la nature sauvage. Il avait abandonné ses compagnons pour se consacrer à un objectif que sa faiblesse l'empêchait de réaliser. Après plusieurs tentatives malheureuses, il était rentré chez lui, à Asteras, dans un bien triste état. Il se souvenait du regard de son père, subtil mélange de colère et de déception, quand il avait du lui expliquer pourquoi il revenait aussi misérablement.

Israfel se laissa retomber sur le dos en soupirant. Il n'avait reçu qu'une formation d'élémentaliste à l'académie, et il lui fallait une formation à l'épée si il espérait pouvoir se débrouiller seul. Si il était rentré chez lui, ce n'était pas pour abandonner une fois de plus, mais pour s'aguerrir, s'endurcir. Pour avoir une chance d'accomplir son but.
Alors qu'il entendait sa mère se rapprocher avec le nécessaire médical, Israfel ferma les yeux et ne put s'empêcher de sourire. Pendant une seconde, alors que son père se détournait, il l'avait clairement vu sourire, lui aussi…

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