Musique
La jeune femme leva les yeux au ciel. Là, il en faisait un peu trop. La route jusqu'à Malefosse était longue et pénible. Déjà quand elle était toute jeune elle n'aimait pas quitter Malmont pour Malefosse car les pavés étaient encrassés. Depuis les travaux nécessaires avaient été entrepris, mais il lui restait toujours une mauvaise impression de la région.
Cendre quitta ses pensées quand Hemina arriva dans le petit salon. Elle était joliment vêtue, comme à l'accoutumée. Elle ne manquait aucune mode chez les mondaines et son port était bien plus racé que celui de ce bon Lazzare. L'homme lui jeta d'ailleurs un regard rassuré, comme si sa présence était une bénédiction.
La gorge de Cendre se serra quand Victor se leva et enserra sa mère. Un sourire mécanique et mal à l'aise s'installa sur son minois pâlissant.
« Merci Hemina.. Vous êtes.. Votre robe est très seyante également... »
Elle le pensait vraiment mais il était vrai que ce n'était pas vraiment dans ses habitudes de se montrer courtoise avec l'amante de son père.
Elle s'enfonça un peu plus dans son fauteuil et ses doigts s'enlacèrent. Cendre se pinça les lèvres. Le silence qui s'était installé était lourd, pesant. Il en était presque poisseux. Elle ne se sentait pas mal, mais il y avait là comme une impression de prise au piège.
Elle fronça délicatement les sourcils, ce qui lui donnait un air un peu enfantin et bougon.
Aucun d'eux ne voulait se lancer. Hemina fixait Lazzare, lui intimant de commencer, mais le paladin était hésitant. Il cherchait sans doute comment aborder la chose.
« Je ne suis pas pour » commença Cendre, laissant Lazzare surpris – est-ce qu'elle savait déjà ?
« Je n'ai sans doute pas mon mot à dire, comme je n'ai jamais eu mon mot à dire sur ta vie, mon Père, mais je ne l'accepterais pas. Victor est mon seul frère, et ma seule famille. Je n'accepterais pas un second bâtard. »
De nouveau, un malaise s'installa. Lazzare ne savait pas s'il devait rire de la méprise ou s'il devait justement pleurer, car de bâtard bientôt il ne serait plus jamais question.
Cendre, légèrement agacée par les silences répétés et répétitifs, se leva d'un coup. Ses joues étaient légèrement rougies.
« Si c'était juste pour m'annoncer que vous alliez encore avoir un enfant, vous auriez pu vous en passer. Mon avis et ma présence n'étaient en aucun cas requis. »
Lazzare inspira profondément et tapa d'un coup sec sur l'accoudoir de bois de son fauteuil, faisant sursauter sa fille aînée.
« Si ce n'était que pour ça, nous ne t'aurions pas dérangé Cendre. Maintenant, assis-toi, car la raison de notre convocation est bien plus formelle et … par respect, j'aimerais que tu l'entendes de vive voix. »
« Si tu comptes me déshériter, tu peux » recommença la rousse en se rasseyant sur son fauteuil,
« je ne voulais déjà pas de ton nom, alors de ton domaine... »
« Cendre. Hemina et moi, nous allons nous marier. »
La jeune sorcière eut un hoquet de surprise et jeta un regard à Victor, comme pour demander s'il avait bien entendu ce qu'elle venait d'entendre.
Elle darda de nouveau son père d'un regard incompris, puis rapidement, comme à son habitude, la colère monta. Elle frappa elle aussi sur l'accoudoir de son fauteuil alors que ses yeux d'or brillaient d'une terrible lueur.
Elle allait tous les brûler.
« Tu ne peux pas te marier ! Tu es marié à ma mère ! » vociféra la rousse.
« Cendre, Cendre... Ça fait un an que ta mère a disparu, un an que Lìrulìn n'a plus montré la moindre trace de vie. J'y ai cru, crois-moi, mais là... je n'y crois plus. » Il la regarda, d'un air sincèrement désolé.
« Je n'ai plus le courage d'y croire, pardonne-moi. »
La jeune femme fixait Lazzare comme si tout ce qu'elle voyait n'était qu'une violente hallucination, un cauchemar. Oui, pour vrai, tout ceci n'était forcément qu'un cauchemar et elle allait réveiller. Sa mère serait là, auprès de son lit, à lui tamponner doucement le front. Lenwë lui apporterait de petits chocolats fourrés de caramel comme elle aimait tant. Victor n'aurait que quatorze ans et ils s'entendraient comme deux enfants...
De petites perles se formèrent au coin des paupières de Cendre.
Après la visite à Cyrijäl, elle avait appris que jamais la caravane partie d'Asteras n'était arrivée. On avait plus jamais entendu parler de Lìrulìn depuis plus de trois ans. Peut-être que Lazzare avait raison, peut-être bien que Lìrulìn était morte, mais était-ce trop de demander un tant soit peu de compassion ?
Elle leva sa main et essuya rageusement une larme.
« Selon la loi talienne, Hemina et moi avons le droit de nous marier » dit-il avec un peu plus d'entrain, jetant un regard à Victor, cherchant pour la première fois un appui dans cette famille qui ne tenait pas debout, qui ne tenait qu'à la force de sa voix et de sa force,
« Nous avons attendu cinq-cent-cinquante jours comme le veut la tradition. Hier, la statuette de ta mère - »
« De ton épouse » répondit, malade, Cendre.
« - a été détruite et j'ai regagné le cœur de ma statuette. Hemina et moi pouvons cette fois échanger nos cœurs et... »
« Selon la loi elfe, tu n'aurais jamais du avoir de maîtresse et tu devrais mourir de chagrin si tu n'avais ne serais-ce qu'un tant soit peu aimer ma mère. »
Cendre se leva et ses yeux rougies par les pleurs jetèrent un regard circulaire à la pièce. Par quel bout allait-elle commencer ? Quel mur allait brûler le premier ?
« Comment oses-tu croire qu'elle est morte ? »
Une flamme s'échappa de sa main droite, mais elle la serra si bien que la boule fut contenue dans sa paume sans la brûler. Lazzare se leva, se mettant naturellement devant Hemina, mais la sorcière n'avait pas l'attention de blesser qui que ce soit ici.
Non, c'était plutôt l'inverse. Lazzare, encore et encore, égoïste jusqu'au bout, venait de sortir de terre une hache de guerre qu'elle avait cru enterré.
Un an plus tard, il lui broyait le cœur.
« Pour un paladin, tu n'as aucune – et je dis bien – aucune dignité, aucun honneur. Tu n'es qu'un chien, Lazzare di Scudira, » elle fit deux pas en arrière, vacillant mais se tint droite, avant de jeter un regard à Hemina, pour finalement de nouveau regarder Lazzare avec un regard dégoûté
« tu n'es qu'un chien, et tu ne mérites qu'une chienne. »
Sur ces derniers mots, et ignorant totalement la réaction de Victor, Cendre sortit en trombe, poussant par là un domestique un peu trop curieux et sortit de la bâtisse.
Elle avait déjà fait ce chemin cent fois dans son adolescence. Elle se mit à courir à en perdre haleine, plusieurs longues minutes, et puis au bout d'un moment se laissa tomber.
La maison de Malefosse était entourée d'un petit bois où on pratiquait régulièrement la chasse à cours. Elle était magnifique et sauvage. On y trouvait des loups, des cerfs et quelques sangliers.
Aujourd'hui, on y trouvait une jeune sorcière à genoux entre deux fourrées, serrant contre elle une main brûlante et brûlée, pleurant toutes les larmes que ce pauvre corps aurait pu contenir, un bruit rauque coulant de sa gorge comme elle semblait s'étouffer tant la douleur était insupportable.
Si au moins Lenwë était là, pensa-t-elle en reniflant.
Si seulement je n'étais pas venue...
Si seulement Lìrulìn...