La Révolte
#1
La Révolte


Au nord d’Asteras, le vent ne souffle pas. Ni celui du sud qui porte les embruns chauds de Babylios, ni celui du nord qui refroidit les lèvres comme si Björnhill la sauvage vous volait un baiser. Aujourd’hui, il ne souffle pas. Le soleil, lui, s’est hâté de disparaître derrière un nuage. Les cumulus ont dessiné sur la voûte comme d’immenses ridules. Le ciel s’est froncé oui, comme peiné de la triste nouvelle que rapporte l’écuyer de la Maison Varnas.

« Le jeune maître est mort », a-t-il articulé.

Dans leur bonté, les nimbus ont laissé échapper quelques larmes, peut-être étaient-ils tristes eux aussi ? Ou peut-être était-ce leur fidélité envers le Mande-Orage de la vieille famille Hiraeth qui parlait à ce moment-là. Il n’empêche que la pluie a caché ses larmes, l’orage sa respiration soudainement plus lourde, comme saccadée.

L’écuyer, lui, a baissé les yeux et a tendu devant lui une écharpe et quelques décorations. Question de protocole sans doute.

« Il n’y a pas de corps ? » murmure Melian, comme une ombre derrière son géniteur.

« Nous n’avons rien retrouvé » a bafouillé en retour le pauvre garçon « mais- »

« Alors il n’est pas mort » a-t-elle murmuré tout simplement, « il ne peut pas être mort, car je le sens encore. »

…*…

« Je ne vais pas rester ici sans rien faire alors qu'il - »

« Je ne te laisserai pas sortir d’ici, Melian. Tu es la dernière chose qu’il me reste, la seule chose qu’il me reste. Tu comprends ? »

Derrière ses mèches blondes, la mage s’est tendue. Il y a sur le visage de son père un sentiment qu’elle ne connaît pas, qu’elle n’a jamais envisagé. Les traits de l’honorable Lomion Hiraeth sont tordus, ses lèvres presque balbutiantes. Il cherche ses mots comme un enfant perdu, butant sur chacune des syllabes comme si elles pouvaient changer le reste de sa vie.

Melian se dit qu’elle est cruelle en le regardant, parce que la seule chose à laquelle elle pense, c’est combien c’est laid un homme qui a peur.

« Tu ne me laisse pas le choix… »

Le son de sa voix sonne comme une menace, un claquement de fouet presque. Elle le redoute, avant de comprendre que son père vient de perdre la raison. Elle a un petit rire qui se veut moqueur, mais qui en réalité cache ce qui lui tord doucement le ventre, qui gratte – cette angoisse qui grandit en elle, vorace et aveugle.

« Papa… ! »

« Ma fille » la voix est austère, elle tombe comme une enclume dans la conversation, ne laisse aucune place à une réponse, aussi légère, aussi courte soit-elle, alors que pourtant sa main est douce quand elle vient cueillir la joue de Melian dans un ultime geste de tendresse : « si j’avais su que ce serait si douloureux, je ne t’aurai jamais laissé grandir – en réalité, il faudrait ne jamais devenir grand. »

Les paupières mi-closes du vieil Hiraeth s’ourlent d’une larme qui ne roule pas. Il la sèche aussitôt que sa main quitte le visage de sa dernière progéniture. Dans un silence pesant, il s’en détourne et sans plus attendre un seul mot, il sort de la pièce, refermant derrière lui la porte blanche de la demeure.

Un petit cliquetis métallique signe le départ du mande-orage dans les couloirs.

Derrière le bois, les poings trop faibles de Melian martèlent tout ce qui est possible de marteler, à commencer par la raison et la confiance. Elle frappe, encore et encore, dans des hurlements qui ne percent ni les vitres ni les murs – l’orage gronde dehors, si fort qu’il rend tout ce spectacle pathétique. Mais elle continue, jusqu’à en faire rougir ses ongles, jusqu’à en faire saigner ses os.

« Je serais grande, papa », hurle-t-elle encore, entre deux éclairs, « je serais grande et je le retrouverai, car il n’est pas mort, et je le sais… je le sais… »

Je le sais.

…*…

« Niniel… Si Père l’apprend, il sera furieux… »

« Ne me remerciez pas Mademoiselle » se moque gentiment la domestique en descendant vivement les marches, sans regarder derrière elle.

« Je t’en serais toujours redevable » sourit finalement Melian en attrapant le sac pour le faire glisser sur son épaule, suivant au pas celle qui la précède.

« Comme demandez, je vous ai mis des vêtements confortables, de quoi manger et même quelques pièces ! » D’un petit geste de la main, elle suspend la curiosité de Melian : « Mais vous n’avez pas le temps de regarder. Seigneur Hiraeth ne va plus tarder à revenir… »

Dans l’obscurité de la demeure familiale, Melian fait quelques pas avant de se suspendre. Le hall est petit, et elle, si proche de la sortie.

Pourtant, d’un petit quart de tour, elle fait face à Niniel et vient la prendre dans ses bras. Elle la sert fermement contre elle, jusqu’à entendre le battement affolé de son cœur. Pendant quelques secondes, en sentant l’odeur de son parfum si distinct et ses mèches contre ses joues, elle se rappelle toutes ses années où la nourrice avait été un peu sa mère – elle qui n’avait aucun souvenir de sa véritable génitrice.

Quelques héritages, mais rien qui ne saurait effacer ce jour et ce sacrifice de sa mémoire.
Dans une tendresse infinie, elle lui baise le front et s’écarte enfin.

Niniel aura été plus qu’une nourrice dans le fond – elle qui la croit comme une mère.

« Je reviendrais Niniel. Je reviendrais avec Yelhorn, je te le jure. »

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