L'odeur de l'or
#1
L'odeur de l'or

Le centaure hurla, mais Shaushka n’entendit rien que le bruit du métal qui résonne en tombant à la renverse. Le bougre avait réussi à la toucher de plein fouet avec sa masse, mais heureusement pour elle, la rondache était à peine enfoncée.

Aesar prit le relais presque aussitôt, laissant un court instant à la plus jeune de se relever, la tête bourdonnant encore. Elle releva le visage, tituba en arrière, le visage mouillé par la pluie, l’épiderme glacé par le vent qui filait sur sa peau, tout droit venu du Nord et de ses monts enneigés. Le fleuve portait avec aisance les embruns glacés, et si par le passé elle aurait pu apprécier le moment de grâce, le froid n’était aujourd’hui pas une bénédiction.

Plus loin, Thorkell agitait ses bras vers elle, comme pour la prévenir. Elle pencha la tête, les oreilles toujours bourdonnantes. Sa voix lui paraissait lointaine, feutrée. Elle eut un moment d’hésitation, et puis par instinct se retourna.

Son visage se décomposa en apercevant l’homme qui lui faisait face, à quelques mètres de là. Elle ne vit cependant pas la dureté ou la finesse de ses traits : ses yeux se fixèrent sur la pointe rutilante de la flèche qui était encochée à son arc, et elle la vit au ralenti filer vers elle.

Son bras fut trop lourd. L’encoche percuta de plein fouet son épaule, mais au lieu de percer le derme, elle s’enfonça superficiellement en dedans, arrêté par les mailles épaisses de sa cotte. La douleur la fit grimacer – alors que l’archer encochait une nouvelle flèche, elle eut la force de lever son bouclier dans lequel cette fois la jumelle se planta.

L’homme lui faisait toujours face, et cette fois-ci elle détailla avec sévérité sa silhouette, en scruta le trait comme s’il avait été impur. Les dents serrées, la gamine sentit une rage toute nouvelle la prendre, la saisir tout entière. Son sang pulsa et, sous le coup de l’impulsion et malgré les voix qui s’élevaient derrière, elle fonça jusqu’à lui.

Pour la première fois, ce qui l’anima n’était pas seulement la vague sensation du devoir, mais la haine – la haine à l’état brut.

Le combat fut bref, et l’épée s’en retourna contre les centaures et les elfes après avoir traversé le corps d’un homme tout comme elle, un lointain cousin des terres ensablées qui fit le choix de lui porter une flèche dans le dos pendant qu’elle luttait.

(…)

La pluie avait cessé.
Ils ne s’en étaient rendu compte qu’une fois le dernier centaure tombé – une pauvre âme venue à la rescousse de ses frères ou de ses amis. Ça ne changeait rien maintenant qu’ils étaient morts.

C’est dans un silence presque religieux qu’on montait en silence le drapeau du Nord sur la drisse. Certains se hâtaient de sortir les tentes et de les monter. D’autres de faire un feu, au moins pour la nuit, pour se réchauffer pour la première fois depuis un mois. Le reste, enfin, vaquait, tantôt à frotter vigoureusement les mains dans l’eau du fleuve comme pour en faire disparaître le méfait, tantôt à s’ausculter la panse pour être sûr de ne pas se retrouver trouer.

De leur côté, il n’y avait eu aucune perte à déplorer.

Shaushka érigeait calmement ce qui ressemblait vaguement à un début de bûcher. Elle avait tiré jusque là des rondins, avec l’aide des jumeaux qui étaient toujours serviables, et ensuite ils avaient tiré hors de l’eau les cadavres, jusqu’à les traîner péniblement par-dessus.

Dagmaer n’avait rien dit, mais la jeune fille avait continué à faire son drôle de rituel, à tailler dans de petits bouts de bois ce qui ressemblait vaguement à des pièces. Une pour chacun, sauf pour l’hélion qui avait disparu.
Pas mort, s’était dit Shaushka.
Est-ce que ça la rendait plus triste ou heureuse ?

Difficile à dire.
Mais au moins, ça lui faisait une pièce de moins à tailler et à déposer sur le bûcher de service.

Elle l’alluma solennellement quand le silence fut enfin arrivé. Assise devant, les yeux fermés et la nuque relâchée en avant, la tête légèrement penchée, la fatigue pesa enfin sur ses épaules. Comme si elle émergeait d’un long cauchemar, ou d’une course qui parût interminable. Ses membres étaient endoloris, et si elle aurait dû avoir faim, l’appétit lui avait été ôté.
Ça ne devrait pas m’étonner, murmurait gentiment sa conscience, c’est ce que ça fait la première fois.

Papa ne m’en a jamais parlé.
Il préférait toujours raconter ses histoires de pêche, de chasse au gros gibier. Il était content à chaque fois qu’il ramenait un saumon plus gros que maman, même si c’était plutôt facile en réalité. Ce qui le faisait vibrer, c’était la pêche à l’espadon.

Il n’a jamais parlé de la guerre, comme il n’a plus jamais parlé de la pêche après l’accident…

Elle inspira profondément, puis se redressa légèrement, passant ses doigts sur sa nuque pour en dénouer les muscles douloureux.
Les flammes devant eux brûlaient les corps dans une odeur épouvantable – une odeur de chair brûlée.

Un petit sourire triste peignit le visage de la gamine : finalement, même les centaures dégageaient cette épouvantable odeur d'homme.
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