[RP] Comme un sphinx incompris
#1

Un grand penseur avait dit un jour « le temps adoucit tout », mais il fallait être un véritable ingénu pour imaginer que la rancœur de Cendre Meneldä pouvait être allégée. Même la récente victoire au nord ne la rendait pas plus aimable. Égale à elle-même, elle remontait les ruelles de Malmont comme si elle n'était personne tout en étant au-dessus du reste – et cet effet n'était pas seulement dû au fait qu'elle montait une élégante cavale alezane.

Si elle avait eu les cheveux un peu moins rouges et un port un peu moins altier, des oreilles un peu moins courtes, un peu moins pointues, peut-être que la vie aurait moins exigé à la dernière descendante du seigneur des terres. Nul badaud ne reconnaissait son visage – elle n'avait jamais été encouragé à flâner dans les rues – mais les regards la suivaient.

Certains se demandaient ce qu'une sorcière pouvait bien faire dans les environs. Son orbe pendait mollement à la scelle de la jument, alors qu'un bâton lui barrait le dos. A Malmont, on frissonnait un peu à l'idée de subir une attaque venue du nord, une vengeance, mais si c'était la guerre que Cendre préparait, pourquoi diable aurait-elle eu un bouquet de fleurs en main ?
Sans faire attention aux regards indiscrets, elle tourna à droite au bout de la rue, tirant sur la bride. L'animal suivit le mouvement, parfaitement dressé. Il fallait regarder d'un peu plus près, mais elle ressemblait au trait près à Ablette, à la différence près qu'elle était coiffée d'une magnifique crinière aux crins lavés et sa robe était davantage alezan brûlé que terre. Les deux étaient pourtant de la même mère.

Cendre la fit s'arrêter en douceur devant l'entrée du cimetière et descendit, sans un mot. Sa mâchoire s'était resserrée, un peu. La colère était toujours là, accablante et dévorante. C'était ce qui avait fait qu'elle avait traversé les âges et le temps. Son petit corps frêle s'était endurci. Chaque cicatrice était une guerre menée rondement. Ses yeux mordorés brûlaient à voir l'arche que formait la pierre, ouvrant la voie sur un sentier de terre battue mais entretenue. Quelques bosquets prospères étalaient leurs feuillages verts éclatants malgré l'hiver. Les fleurs, elles, étaient toutes mortes, sauf quelques œillets de poète dont les couleurs blanches et carmin égayaient un peu le chemin.

Elle fit un pas, puis un second, laissant la jeune cavale à l'entrée.

Il ne fallut pas longtemps avant qu'elle ne se retrouve devant le tombeau des siens – devant le tombeau que Lazzare avait fait ériger quelques années après sa nomination à ce beau poste. Il avait voulu rendre plus glorieuse cette famille qui s'était faite sur du rien, sur du vent. Il avait tout voulu merveilleux, Lazzare di Scudira. Sa femme, tout d'abord. Il avait d'abord eu une belle, mais il avait préféré une belle qui soit riche.

On avait pas le sens des sentiments chez elle. Pourquoi est-ce qu'ils s'étaient tous étonnés alors quand elle avait été si peu aimante ? Elle n'y avait jamais rien compris, ni à l'amour, ni à l'amitié, ni à tout le reste. Bien sûr qu'elle était loyale, bien sûr qu'elle appréciait la compagnie de Lenwë et il était le seul à pouvoir obtenir d'elle quelques mots adorables… du reste, elle ne jouait toujours qu'un rôle, bien piètre, bien arrogant.

Un rôle que Victor avait refusé pour se jeter dans les bras de la première demoiselle qui avait été un tant soit peu charmante avec lui. Comme un chien en manque de caresse.

Elle jeta d'un geste de rage le bouquet sur la stèle.

Un magnifique bouquet de narcisse, éclatant, rayonnant.

Comme la dernière trahison de Victor di Scudira.

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#2
Selinde, couverte d'une longue cape d'un sombre gris anthracite qu'une fibule de salamandre mordorée maintenait fermée, marchait dans les ruelles de Malmont sans se soucier des regards intrigués des autochtones.

Seule une magnifique rose blanche sortait de ses lourdes étoffes. Ses pas la menèrent bien vite devant le cimetière de Malmont où reposait l'homme qu'elle avait passionnément aimé. Son cœur se serra avant que ses battements ne s'accélèrent sous le coup de la colère. Il l'avait abandonné définitivement alors qu'elle avait cru à ses promesses murmurées comme une caresse dans le creux de son oreille. Il n'était pas différent de tous les autres.

L'histoire se souviendrait qu'elle l'avait rejeté et mené à la mort par son indifférence, mais ce n'était pourtant que tiraillée entre la froide résolution de ses ambitions et la passion débordante de ses sentiments qu'elle avait rompu leurs fiançailles malgré son geste avorté pour la frapper. Elle avait gardé le souhait secret qu'il trouve la force de lui revenir. Au lieu de ça, il…

Elle se souvenait encore de la dernière fois où elle l'avait croisé, devant le palais d'Yris. Il titubait sous le fardeau de l'ivresse, l'haleine puante d'un alcool bon marché. Elle n'avait pas caché le dédain qu'il lui inspirait ce jour-là. Son état d'ébriété n'était pas digne de lui, de son rang. Victor valait bien mieux que tous ces soudards qu'elle avait éconduits avec violence. Il l'avait invitée à le rejoindre à Aiguemirail, l'incitant à la promesse de lui accorder une ultime conversation. Elle avait froidement refusé et prétexté qu'elle attendait un autre homme. Des mots bien blessants, choisis expressément pour tronquer la vérité sans le moindre parjure. Elle ne pouvait rien lui dire : il ne l'aurait pas laissée mener à bien son projet d'infiltration du château. Un projet qui aurait pu lui valoir la tête tranchée.

Telle une âme en peine, elle se dirigeait vers la sépulture de Victor. Absorbée par ses pensées, elle ne vit que tardivement la rousse sorcière jeter rageusement un bouquet de fleurs sur le marbre gris.

«Je ne suis guère surprise de vous trouver ici, Cendre Menëlda. »
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#3

Le silence des cimetières était une plaie. Victor n'aimait pas le silence. Enfant, il était joueur, toujours heureux. Béat. Elle l'avait détesté tant de fois pour cette crédulité qui avait fini par l'emporter dans la tombe. Elle l'avait voulu, désiré, plus fort que ça… Victor, il ne l'était pas. Il était amoureux. La jeune femme tourna le visage, comme piquée au vif, mélange de jalousie et de colère froide, de mépris et de désir.

Elle releva ses yeux dorés sur l'allée que foulait désormais Selinde Belroza. La noble ne sourcilla pas ; elles n'étaient pas étonnées.
La sorcière recula de deux pas, comme pour laisser la place sur cette tombe qu'elle venait de saccager de son présent amer. C'est avec un sourire étrange qu'elle répondit simplement :

« Étonnant ce besoin pour les meurtriers de toujours revenir sur le lieu de leur crime... »

Son sourire narquois ne laissait pas de doute ; elle avait mis « meurtrier » au pluriel pour d'excellentes raisons.

Elle jeta un regard au tombeau sur lequel les noms moins glorieux de ses ancêtres s'alignaient derrière celui, si brillant, si prestigieux, de Victor di Scudira, mort dans la honte, mort seul sur un lit.

« Toutes mes condoléances, Selinde » reprit finalement la rousse, parce que Selinde était des deux celle qui les méritait le plus sans aucun doute.

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#4
« Étonnant ce besoin pour les meurtriers de toujours revenir sur le lieu de leur crime... »

Les doigts de Selinde se crispèrent imperceptiblement sur la tige épineuse de la rose blanche qu'elle réservait au défunt. Elle n'accorda pas même un regard courroucée de représailles à Cendre. Après tout, elle savait que sa propre présence au côté de Victor avait toujours été un amer fardeau pour la famille Di Scudira. Elle avait eu la décence de ne pas s'imposer ni à son chevet, si à ses funérailles, mais elle s'était autorisée cette escale clandestine pour contempler, dans toute son horreur, son œuvre assassine.

Elle s'approcha près de l'imposant caveau, profitant du recul de Cendre pour déposer son modeste présent dont quelques gouttes de son sang venaient maculer la pureté.

« Vous avez également les miennes, Cendre. »


Son ton était d'une effroyable froideur ; elle ne lui donnerait pas la satisfaction de la savoir affectée par cette perte, même si sa seule venue trahissait sa douleur. Ses doigts vagabondèrent sur le marbre, caressant dans une sorte de tendresse solennelle les lettres gravées composant le prénom de son amant. Elle resta silencieuse et finit par lâcher quelques mots.

« Je le savais enclin à la fuite, mais je ne lui pardonnerai pas sa désertion. Il nous aura tous abandonné au final.»

Selinde n'avait pas besoin de réconfort. Elle avait besoin d'expulser cette colère qu'elle avait su occulter durant les derniers combats et cet égoïste sentiment d'abandon qui tarissait ses larmes lorsqu'elle voulait épancher secrètement sa peine dans des sanglots.

Pour un tel dessein, Cendre serait l'interlocutrice parfaite.
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#5
Elle ne répondit rien. En perdant Victor, elle avait perdu la seule chose qui comptait un tant soit peu pour elle dans cette famille saugrenue. Elle perdait la seule chose qu'elle avait jamais chéri en secret. Ça ne lui faisait pas aussi mal qu'elle l'aurait cru cependant. Avant de les quitter, Victor avait fait un choix. Elle pouvait le comprendre à demi-mots ; elle n'avait jamais été tendre avec lui, mais elle l'avait toujours protégé de la folie de leur père, de ses mots durs, de ses exigences. Elle avait fait rempart, accumulant les reproches, son caractère de feu effaçant les lacunes de ce frère si faible.

Elle n'en voulait pas, de ces condoléances.

« C'est ce qu'a toujours fait Victor. » Un petit flottement dans les airs pendant lequel Cendre se donne une pause, un instant pour penser, avant de reprendre, sa langue pleine de venin se déliant : « Comme notre père avant lui. C'est un don chez les Di Scudira. Un talent rare que l'escroquerie. »

Elle avait beau réfléchir qui de son oncle pathétique et ivrogne ou de son père faussement brillant bien cacher dans son armure était le pire, impossible de les départager. Quant à son frère… Maintenant qu'il était dans la tombe, il cacherait à jamais tous les sales secrets de la famille.

« Cependant » reprit calmement la rousse, jetant un regard à la tombe, le regard rempli d'un mélange étrange entre le désarroi et la rancœur, « je n'aurais pas cru mon frère capable de fuir à ce point. Il a fallu qu'il soit sincère dans la mort plutôt qu'authentique dans la vie. »

Un petit silence s'ensuivit, morne, morose. A l'image du cimetière où était couché Victor di Scudira, dans sa dernière bière.

« Il ne mérite pas tout ce cérémonial. »
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#6
La jeune femme se détourna lentement du tombeau, presque à regret, pour fixer Cendre et sa mine aussi misérable qu'hautaine, aussi attristée qu'amère. Elle la laissa cracher tantôt sur son père, tantôt sur son frère sans mot dire. Ses accents de haine berçaient Selinde d'une mélodie si familière qu'elle en était apaisante, rassurante.

Elle se souvenait de toutes ces fois où Victor l'avait enjointe à partir avec lui. Sur des îles inexplorées. A Babylos. Ou ailleurs. La destination lui emportait peu tant que c'était avec elle. Et loin. Loin de leurs combats, de leur famille… Il lui faisait alors miroiter la vie de famille idéalisée qu'il avait d'un couple heureux et aimant entouré de leurs enfants. Elle avait refusé pour ne pas se perdre elle même.

Elle hocha distraitement la tête.

« Ne blâmez pas les morts pour l'orgueil des vivants. Ce n'est jamais réellement le mérite du défunt que l'on glorifie, mais la souffrance de ceux qui restent que l'on épanche en bâtissant de tels monuments. Qu'un cadavre se décompose sous un bloc de marbre ou un amas de fumier, il ne se relèvera pas et restera à la merci des asticots et de la putréfaction.

Je présume que votre père a du bien moins penser à ses ancêtres qu'aux regards de ses contemporains sur sa famille, même s'il s'en défendra assurément. »

Selinde porta ses doigts à ses lèvres pour y déposer un ultime baiser qu'elle adressa à celui qui fut son fiancé d'un geste de main. Sa bouche forma deux mots pour lui seul.

« Adieu Amour. »


Elle quitta la proximité du caveau pour rejoindre la petite allée de terre battue et salua silencieusement Cendre. Elle fit quelques pas, sembla hésiter comme si elle avait oublié quelque chose. Elle se retourna.

« Vous vous êtes admirablement battue face aux Nordiques. »
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#7
« Mon père… »

Cendre ne prononça pas un mot de plus. Son père, c'était tout un monde. Lazzare était si singulier, si particulier, étrange, lunatique. Duel. Comme elle, à sa façon. Un paladin aux airs de baroudeur. Un héros sans son armure doré. Une illusion, au mieux.

Une pâle et triste illusion.

Cendre avait appris qu'il avait pleuré le jour de l'enterrement.

Peut-être par amour.

Peut-être parce qu'il s'agissait du seul fils de la maison.

Peut-être parce qu'il s'agissait du seul enfant qui l'aimait pour ce qu'il était, sans chercher à voir à travers les fissures de sa plaque du griffon mordoré.

Elle la laissa faire, la laissant reculer.

Il n'y avait plus rien à voir ici, plus rien qui ne vaille la peine que quelques cendres.

« C'était mon devoir » répondit-elle calmement.

Il n'y avait rien d'autre à dire.

« Rien de plus. Rien de moins. » Elle remit en place sa robe, approchant également de la sortie, à son tour : « Mais vous avez été brave également. »

Son sourire était plus sincère, plus doux. Elle le reconnaissait de tout cœur.
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