Retrouvailles
#1

Le trajet de retour avait semblé bien agréable à Israfel.
Passée la zone enneigée, le climat devenait plus doux et il avait pu retirer sa cape de voyage doublée de fourrure. Les campements étaient grandement facilités sans toute cette neige humide qui s'infiltrait partout et menaçait régulièrement d'éteindre le feu. Il n'avait également plus à s'en faire pour les provisions : les baies et fruits sauvages étaient légions et, les animaux étant bien plus dociles que dans les forêts septentrionales, même un piètre chasseur comme lui pouvait en venir à bout.
Après tout ce blanc, il observait d'un air émerveillé la verdure des plaines et l'azur du ciel comme si il les découvrait pour la première fois.

Une fois de retour à Asteras la blanche, le mande-orage rentra au manoir familial, trop heureux de pouvoir se débarrasser de la lassitude du voyage et se reposer un peu. Il y resta plusieurs jours, en prenant le temps d'apprécier ce décor familier et réconfortant qui lui avait tant manqué sans même qu'il s'en rende compte. Il en profita également pour faire rafraîchir sa coupe de cheveux, qui en avait bien besoin après le temps qu'il avait passé dans le nord.

Le jour suivant, c'est un elfe neuf qui se mit en route pour le siège de guilde des Sentinelles d'Argent. Cependant, il se heurta très rapidement à un obstacle de taille : il ignorait où se trouvait le bâtiment. Il ne savait même pas si il se trouvait à Yris ou Asteras.
Après quelques minutes de réflexion, Israfel porta son choix sur la capitale elfique. Connaissant Cendre, elle avait probablement choisi la ville où elle aurait le moins de chances de croiser son demi-frère ou un autre membre de sa famille. Il envisagea d'aller voir aux anciens appartements de Lenwë et Cendre dans la ville elfique, mais écarta rapidement cette idée : aucun d'eux n'était assez grand pour accueillir tous les effectifs de la guilde. Il se résolu donc à simplement chercher dans la ville et demander son chemin, confiant de trouver quelqu'un capable de l'orienter. Il était inconcevable qu'un bâtiment neuf abritant une guilde de cette taille et de cette renommée soit passé inaperçu.
Le mande-orage enfila - après ce qui lui semblait être une éternité - une tenue un peu plus soignée et adaptée au climat d'Asteras que ce qu'il avait porté dans le septentrion. Il opta pour une tenue sophistiquée comme c'était la mode dans la noblesse elfique : une longue chemise de soie blanche, un pourpoint de cuir noir rehaussé d'or, un pantalon sombre, de hautes bottes et un long manteau lourdement décoré d'or.

Après quelques heures, Israfel arriva devant le siège de guilde des Sentinelles d'Argent.
La bâtisse, apparemment désignée comme "La Bastide", se trouvait près de l'entrée sud de la ville. C'était une grande villa de style talien en pierres claires, couverte de tuiles rouges et flanquée d'une petite tour. De hauts buissons ceinturaient les jardins de la propriété jusque sur le devant de la maison.
L'elfe sourit en reconnaissant la patte de Cendre dans l'architecture très proche de celle des riches maisons taliennes. Il y avait une intention perceptible de faire du beau, et il ne doutait pas qu'Elena ou Léonide auraient opté pour un bâtiment plus fonctionnel, du genre caserne militaire.
Personnellement, il trouvait que le style tranchait un peu trop avec les autres bâtiments nacrés aux toitures bleues d'Asteras, mais il était forcé d'admettre qu'il était impressionné par les dimensions de la villa. Les affaires de la guilde devaient être florissantes pour qu'ils puissent se permettre une construction si luxueuse en plus du matériel et des diverses dépenses dont la guilde avait besoin pour fonctionner.

Le mande-orage prit une grande inspiration puis emprunta le chemin pavé qui menait à la porte du siège de guilde. Il toqua à la porte et fut accueilli quelques dizaines de secondes plus tard par un domestique qui le salua d'un air aimable avant de lui demander le motif de sa visite.

« Je m'appelle Israfel Aedarion, et je souhaiterai avoir une entrevue avec Yùla Meneldä ou Lenwë Ezellohar, je vous prie. »

Le serviteur fit entrer l'elfe dans le hall et s'éclipsa pour aller l'annoncer. Israfel en profita pour observer la décoration du lieu.
Le style était également talien, plutôt sobre cette fois, mais il ne manquait pas d'un certain style. Les pierres sombres utilisées pour l'intérieur faisaient ressortir les quelques draperies rouges et les ornements dorés du lieu. Il aperçu également un autel à Anantaë, semblable à ceux qu'il avait déjà vu à Cyrijäl. L'influence de Cendre sur l'aspect du lieu était toujours aussi perceptible, ce qui lui arracha de nouveau un sourire : la trésorière avait surtout dépensé à sa manière, semblait-il.

Le domestique revient quelques minutes plus tard.

« Mademoiselle Meneldä va vous recevoir. Si vous voulez bien me suivre. »

Le cœur d'Israfel se serra. Ce serait la première fois qu'il verrait Cendre depuis qu'il avait quitté la guilde, et vu la réaction qu'avait eu Lenwë lorsqu'il l'avait croisé dans le nord, c'était une rencontre qu'il redoutait.

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#2
Elle est assise dans son fauteuil, un verre de vin sur son bureau. De petites lunettes qui lui donnent un air de chat coincées sur son nez, elle relit en silence les dernières lettres qui lui parviennent, ici et là, du continent. Il y en a peu qui retiennent son attention. Une en particulier a été mise bien de côté. Elle la lira en dernier car il y a sur l'enveloppe blanche le sceau des di Scudira. Elle est sérieuse, Cendre, sans doute un peu trop. Sa main sur son front, elle fronce les sourcils en déchiffrant les diverses affaires. Les nouvelles ne sont pas bonnes, mais elles ne sont pas beaucoup plus graves qu'à l'accoutumée, aussi elle ne s'en fait pas.

Elle est si absorbée par sa lecture qu'elle en oubli même de relever le nez de sa paperasse quand un domestique – Soward – entre dans le bureau. Il est malingre mais futé, le bon Soward, il sait que c'est elle qui tient les ficelles de la bourse des Sentinelles, il sait aussi qu'elle peut être aussi pingre qu'un dragon et qu'elle crache les mêmes flammes qui fondent l'acier. Aussi il y va avec douceur quand il s'introduit, d'une toute petite voix :

« Mademoiselle Meneldä… »

Elle secoue la main, d'un petit air agacé, alors qu'elle déchiffre le prix qu'ose exiger le maréchal-ferrant pour le ferrage de toute l'écurie. Que croit-il celui-là ? Qu'ils sont aussi riches que les Montecoffre ? Si seulement !

« Mademoiselle… »

« Par Edar, Soward, laisse-moi finir de devenir folle devant l'avarice des hommes... »


Elle persifle, tel un serpent.

« Mais le seigneur Aedarion est là. Il demande une entrevue. »

« Aedarion ? »
Elle grimace, se redressant aussitôt sur son siège. Ses doigts sont fins et graciles alors qu'ils replient la lettre qu'elle était en train de lire. Ses grands yeux sont clairs, brillants. Elle hésite. « Le vieux ? »

« Non, Mademoiselle. Le seigneur Israfel, son fils. »

« Oh. »


La surprise se lit sur son visage, alors qu'elle papillonne des paupières. Israfel. La dernière fois qu'elle avait eu une nouvelle de lui, Lenwë disait l'avoir vu au passage sur le chemin et aussi à Cyrijäl. Elle n'avait pas eu ce plaisir. Finalement, c'est un sourire qui se dessine sur son visage, un rictus agréable et avenant. Elle retire lentement ses lunettes qu'elle repose sur le bureau.

« Dites-lui que je veux bien le recevoir alors. »

Elle agite sa main, range le bureau autant qu'elle peut, ce qui consiste assez simplement à ouvrir un tiroir et y pousser tout ce qui peut y entrer sans rien renverser. Elle réajuste son corset, ses belles boucles rousses, masse son nez qui a été trop longtemps pincé par ses verres et finalement soupire.

Quand les portes s'ouvrent de nouveau, Soward laisse entrer l'elfe en refermant les portes derrière lui.

La rousse se lève aussitôt, par éducation tout d'abord, par amitié ensuite. Elle approche d'un pas calme sans dissimuler son sourire.

Il est vrai que le départ d'Israfel avait beaucoup fait parler au sein de la petite guilde qu'ils étaient à l'époque, mais elle n'avait gardé aucune rancœur. Sa haine était déjà de trop concentrée contre son frère et sa famille. Il ne lui restait pas assez de place dans ce petit cœur abîmé pour ressentir davantage.

Elle tend sa main, comme une dame, et pencha la tête pour découvrir combien ils avaient changé et grandi. Elle tout d'abord ; elle est plus haute, moins enfantine. Son visage reste parfait, mais son sourire arrange toujours le tout aux couleurs de la taquinerie. Les cicatrices sur sa peau claire se sont accumulées, mais la plus grande est invisible au commun des mortels. Seuls les rares à avoir partager sa couche ont eu la surprise du dernier cadeau que lui ont offert les Agars.

Elle a l'air de bien se porter au demeurant. Sa mine est rayonnante.

« Si on m'avait dit que je reverrai Israfel Aedarion, je n'en aurais pas cru mes demi-oreilles ! »

Un petit rire ponctue sa phrase, la rendant amicale.

« Quel bon vent te mène à nous, mande-orage ? »

Là, c'est plutôt taquin. Son air faussement intéressé, mi-moqueur mi-sournois, se peint si facilement sur le minois de la rousse, qu'on se demande même si un autre air lui siérait mieux.
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#3
Israfel avait suivi le domestique jusqu'à une petite porte discrète du couloir. Après l'avoir laissé entrer, le serviteur s'était éclipsé en refermant la porte, laissant le mande-orage seul face à Cendre.
Il faillit d'ailleurs ne pas la reconnaître tant elle avait changé. Elle était plus grande, et ses cheveux lui semblaient plus long et flamboyants que jamais. Les traits de la jeune femme s'étaient un peu affinés et lui donnaient moins cet air poupon qu'elle avait depuis leur première rencontre. À y regarder de plus près, de petites marques blanchâtres étaient visibles ça et là sur sa peau, témoignant de batailles passées. L'elfe fronça légèrement les sourcils à leur vue, se demandant avec une pointe de culpabilité si sa présence quand elle avait subit ces blessures aurait pu lui permettre de n'en garder aucune trace.
Mais c'était bien Yùla : elle avait toujours ce même air malicieux et le même regard d'ambre qui vous scrute jusqu'à l'âme.

Lui qui s'était attendu à une réaction explosive de la part de la rousse, Israfel fut surpris de la voir se répandre en courtoisie. Il mit quelques secondes avant de s'incliner devant la demi-elfe pour lui faire un baisemain.

« Que je quitte la guilde ne m'empêche pas de rendre visite à mes amis, Yùla. »

L'elfe se redressa, se permettant enfin de jeter un rapide coup d'œil à la décoration de la pièce.

« Tout semble bien aller pour vous. J'en suis heureux. »

Il reposa son regard sur son ardente interlocutrice. Elle semblait de bonne humeur et il hésitait à aborder un sujet qui pourrait l'énerver ou la rendre triste. L'usage finit par avoir raison de sa prudence et il reprit d'un ton compatissant.

« Je… Toutes mes condoléances pour Victor. Je ne l'ai appris qu'à mon retour en ville. Est-ce que tu tiens le coup ? Si je peux faire quoi que ce soit… »

La question lui semblait futile, tant la pyromancienne était rayonnante. L'idée qu'elle put être responsable de la mort de son frère lui traversa l'esprit, mais il la chassa rapidement : si Cendre avait vraiment voulu éliminer son demi-frère tant détesté, elle l'aurait fait depuis longtemps.
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#4
Elle hocha la tête alors qu'il effleurait de ses lèvres le revers de sa main, avec un sourire en coin, taquin.

« Je dis ça car depuis que tu as quitté la guilde, tu n'as pas daigné te présenter une seule fois devant moi, mon ami. »

Elle ponctua peut-être un peu trop ostensiblement les deux derniers mots, mais son humeur restait somme toute plutôt bonne. Elle remit en place sa manche, le détaillant à son tour. Contrairement à elle, et à l'instar de Lenwë, Israfel n'avait pas changé d'un seul pouce. Pas une seule ride, pas une seule cicatrice non plus d'ailleurs. Toujours entier, toujours… égal à lui-même.
Et c'est justement parce qu'elle le connaissait bien trop qu'elle comprit aussitôt, à son air hésitant, qu'il y avait là autre chose. Elle croisa lentement les bras, puis l'écoutant, lui adressa un nouveau regard surpris. Un petit silence passa, quelques secondes seulement… puis finalement elle se mit à rire sincèrement.

« Israfel. Mon frère s'est suicidé, par amour. »

Ses mains s'écartèrent, comme pour exprimer encore le mépris qu'elle pouvait ressentir pour lui. Il y avait des choses que l'on pouvait pardonner, mais pas ça.

« Bien sûr que je tiens le coup. Il faut bien que quelqu'un tienne la maison, les comptes, signe les déclarations douteuses d'Elena ou de Lenwë et organise la distribution des dortoirs, et… paye les maréchaux-ferrants malhonnêtes. » Elle haussa doucement les épaules, passant derrière son bureau. Elle sortit un verre propre qu'elle posa à côté du sien. « Du vin ? » Elle s'en servit un. « Victor a tout raté. Même sa mort. Une gamine l'a trouvé croulant au bord du lac. Il est mort plus tard, du manque de sang, ou d'amour, j'en sais trop rien. Il a été enterré à Malmont, auprès de sa chère famille, mais je n'y suis pas allée, je ne veux pas voir sa tombe. Il ne vaut pas cette peine. »

Elle lève les yeux au ciel, goutant au vin du bout des lèvres.
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#5
Le mande-orage hocha la tête silencieusement. Il avait entendu des ragots à propos d'une amourette entre un noble de Malmont et Selinde Belroza, une talienne qu'il ne connaissait que de réputation. Mais il n'avait pas imaginé que ce puisse être sérieux au point que Victor se donne la mort de chagrin.
Il y avait quelque chose qui lui semblait pathétique dans le fait que Victor ait si longtemps enduré le regard des autres, le caractère de son ardente demi-sœur et une multitude de batailles pour finalement se donner la mort lui-même quand, enfin, il obtenait un peu de reconnaissance et qu'il devenait un héritier officiel de son père. Surtout pour une amourette qui finissait mal, un prétexte que l'elfe jugeait futile. Les belles dames étaient légions et Victor connaissait la sienne depuis bien trop peu de temps pour qu'elle puisse lui être si importante. Un défaut que partageaient nombre d'humains : ils voulaient tout faire trop vite, comme si le fait que leur mort soit assurée rendait tout terriblement urgent.
Sans doute le pauvre garçon avait-il cru que, telle l'héroïne d'une histoire dramatique, son aimée réalise les sentiments qu'elle avait pour lui à l'annonce de son trépas. Malheureusement pour Victor, la dirigeante de la Salamandre était toujours aussi implacable qu'auparavant. Son suicide n'avait eu d'autre résultat que de priver des parents aimants de leur fils.

Israfel répondit à l'affirmative quand Cendre lui proposa du vin. Il fallait qu'ils gardent les idées claires pour la suite, mais ils étaient tout deux capables de tenir quelques verres et la boisson aiderait à détendre l'atmosphère.

Malgré ce qu'elle disait, l'elfe voyait que la talienne était peinée par la mort de son demi-frère. Il la connaissait assez pour voir à travers le dédain derrière lequel elle s'abritait. C'était sa manière à elle de se protéger du monde, des gens, des émotions. Il essaya donc d'orienter la conversation avec un peu plus de délicatesse.

« Désolé de ne pas être venu plus tôt, Yùla. Ce que je voulais accomplir quand j'ai quitté la guilde m'a demandé un peu de temps… et, soyons francs, ce n'est pas vraiment un succès jusqu'à présent. »

Il se servit un verre de vin avant de prendre place en face de Cendre.

« J'étais un peu idiot. Je suis parti, des rêves pleins la tête, pour protéger des inconnus, sans même me rendre compte que des proches pourraient avoir besoin de moi ici. Je vous ai délaissés, Lenwë, toi et tous les autres. C'est inexcusable. »

Israfel porta le verre à ses lèvres et prit une petite gorgée de vin.

« Mais je suis revenu. Et même si je ne suis plus membre de la guilde, j'espère toujours pouvoir compter parmi tes amis. Donc je me répète, mais si tu as besoin de quoi que ce soit, n'hésites pas à me le demander. Après tout, c'est ce que font les amis. »

L'elfe adressa un sourire à la demi-elfe, le premier sourire sincère qu'il faisait depuis longtemps.
Il n'avait pas encore vraiment répondu à sa question concernant le motif de sa visite, mais la guerre pour Synca pouvait bien attendre qu'il se réconcilie avec une vieille amie.
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#6
Il s'excusait, peut-être sincèrement, peut-être pas. Elle n'y croyait qu'à moitié. S'il avait vraiment regretté de ne pas les avoir aidés, il serait sans doute venu en renfort, même sans la bannière des Sentinelles, même en faisant semblant de ne pas les connaître. Il aurait au moins été là.
Elle accusa simplement ses mots qui avaient un goût plus amer encore que le picrate d'Yris.

Elle croisa les jambes, l'écoutant d'un air intéressé. Elle n'imaginait toujours pas pourquoi il était parti du jour au lendemain. Elle planta sa joue dans son coude, ce qui lui donnait l'air de s'ennuyer, mais c'était son air habituel à Cendre. Elle était toujours ainsi, insolente et désinvolte, mais distinguée même dans sa liberté excessive.

Il reconnaissait qu'il avait été idiot – c'était déjà une bonne chose. Elle ne le contredirait pas, et même eut un sourire amusé, moqueur, un air de dire « je le savais ».

« Je te le répéterais alors » articula-t-elle doucement, changeant doucement le croisement de ses jambes, « je n'ai besoin de rien, Israfel. Je ne dirais pas non à davantage d'excuses, mais je te conseille de les garder pour convaincre Lenwë de t'adresser encore la parole. »

Elle haussa les épaules, toujours aussi railleuse.

« Dis-moi plutôt pourquoi tu es là. Vraiment. »

Son air se fit plus sérieux, et ses yeux dorés cherchaient à trouver la raison de sa venue avant même qu'il ne l'énonce. Là, elle n'arrivait pas à trouver la ficelle pour délier la vérité. Il était revenu par amitié ? Non, ça ne ressemblait pas à ce noble prétentieux qu'elle avait rencontré des années en arrière, au bal donné par la famille de Dyanese.
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#7
L'elfe soupira. Il avait déjà croisé Lenwë dans le nord et le mage ne s'était pas contenté de ne pas lui parler, il avait tout bonnement ignoré sa présence. Cette attitude avait continué durant toute l'expédition qui les avaient menés au cœur de la prison glaciale xalari.

« À quoi bon… » dit-il d'une voix éteinte. « Il n'écoutera pas, peu importe ce que je pourrai lui dire. »

S'en suivit une longue pause, pendant laquelle Israfel but une gorgée de vin en regardant le sol d'un air absent. Le breuvage lui fit reprendre un peu de consistance et il reprit d'une voix plus forte.

« Je sais que ce que j'ai fait est inexcusable, je ne suis pas venu ici pour vous faire l'affront de vous demander votre pardon. Si je suis venu, c'est parce qu'une guerre pour Synca a commencé. Une guerre qui nous dépasse tous, contre des démons qui ne s'arrêteront que quand tous les êtres vivants de Synca seront leurs esclaves ou des cadavres. »

Il posa son verre sur le bureau et reporta son regard sur le visage de Cendre.

« Lenwë était dans le nord, il a tout entendu comme moi, donc je suppose que vous êtes déjà au courant en ce qui concerne Vi'aria et ses Xalari, ainsi que les espions Holdars. De ce que je sais, les démons ont déjà ravagé la ville nordienne de Herrkliff, et ils ne s'arrêteront pas là. » Le mande-orage, qui avait commencé à triturer nerveusement la chevalière qui ornait son auriculaire droit, remarqua ce signe visible de son anxiété et cessa aussitôt. « Aucun de nous ne pourra les affronter seul… Ni les Sentinelles, ni aucune des autres guildes. Je ne suis même pas sûr que le Concordat au grand complet puisse faire le poids si nous laissons les démons continuer à avancer leurs pions. »

Lui-même, pour la première fois de sa vie, se sentait profondément impuissant. Il ne voyait rien qu'il puisse faire seul pour empêcher les Xalari ou les Holdars d'arriver à leurs fins. Et ce sentiment le terrifiait. Mais il préféra passer son malaise sous silence.
Il prit une grande inspiration avant de continuer.

« Je suis venu demander l'aide de la guilde. »

Rien que prononcer ces mots lui coûtait énormément. Il avait quitté les Sentinelles parce que ses objectifs immédiats différaient trop de ceux des autres membres, et il avait appris à se débrouiller seul depuis. À force de temps et d'efforts, il avait réussi à surmonter seul les problèmes jusque là, lui qui avait toujours dépendu des autres auparavant. Demander de l'aide maintenant était un aveu de faiblesse manifeste, qui remettait en cause jusqu'aux raisons de son départ.

« Il faut lutter. C'est impératif. Mais je n'en sais pas assez au sujet de l'ennemi pour cela. Et même en ayant ces informations, je suis loin d'avoir la capacité d'y arriver seul… Si vos combats vous ont menés contre les Holdars ou les Xalari, vous en savez plus que moi à leur sujet. Et vous, au moins, vous serez capables de vraiment faire quelque chose pour protéger Synca. »

Israfel n'imaginait pas qu'une guilde comme les Sentinelles d'Argent puisse s'opposer seule à une armée de démons et en triompher, mais ils possédaient nombre d'alternatives qu'un individu isolé comme lui ne pourrait jamais avoir. Leur excellente réputation leur donnait du crédit auprès des gouvernements, qui seraient au moins obligés de les écouter si ils les contactaient. Des négociations initiées par eux auraient infiniment plus de poids que celles d'un inconnu. Des informations restreintes classifiées par l'état pourraient plus facilement leur être dévoilées. Et si ils optaient pour la manière forte, ils étaient suffisamment nombreux et bien équipés pour décimer quelques escouades de démons isolés.

« Je n'ai pas grand chose à vous proposer en échange, si ce n'est mon aide en cas de besoin et des informations, quand j'aurai réussi à en apprendre plus. »

Il aurait probablement à frayer avec la lie de la société pour obtenir des informations valables, mais cela permettrait peut-être d'obtenir quelques pistes dignes d'intérêt inconnues des instances officielles. Et au moins, les Sentinelles pourraient utiliser ces informations sans salir leur réputation avec pareilles fréquentations. C'était le seul point positif qu'Israfel trouvait à ce moment au fait d'avoir quitté la guilde.
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#8
Confortablement assise dans son fauteuil, Cendre dardait Israfel de ses deux prunelles claires et brillantes. Elle lâcha au début, comme pour se séparer de ce venin qui lui empoisonnait les lèvres :

« Inexcusable. C'est le mot. »

L'elfe continua, et Cendre écouta attentivement sans plus oser un seul mot. Le sourire de la jeune femme était un couteau, mais elle était sage, plus sage qu'avant. Le prix de la guerre, sans doute. Contrairement à Israfel, elle ne s'était pas cachée, elle était allée au-devant du danger, de la mort, en riant à gorge déployée. Elle s'était montrée si hardie qu'elle avait fini par se réveiller deux fois, un pied dans la tombe ou presque. Elle avait le corps bardé de cicatrices, toutes plus vilaines les unes que les autres, mais c'était son histoire. Celle d'une femme qui n'avait pas eu peur.

Celle d'une femme qui avait été là. Qui avait, à défaut de vaincre, au moins donner l'exemple.

Edar lui en était témoin, elle n'avait jamais fui, elle n'avait jamais pris un coup dans le dos, elle n'avait jamais eu peur. La peur, de toute façon, ça n'évite pas le danger, disait Lazzare. Il n'avait pas eu tort, et c'était bien assez rare pour le souligner.
Alors tel une statue antique, Cendre restait là, le fixait sans animosité ni mépris. Elle l'écoutait, simplement, comme s'il sortait d'un songe qui avait duré plusieurs mois, comme s'il venait – enfin – d'apprendre qu'Ecridel tout entière était menacée par des ennemis invisibles et rampants.

Elle avait envie de rire, quelque part, mais elle resta calme, comme un sphinx trônant au-dessus de l'azur. A la fois superbe et grave. Un petit sourire moqueur peignit son visage, laissant tomber un masque qui de toute façon ne lui seyait pas du tout.

« Et donc ? » Elle leva la main, pour le couper si jamais il voulait répartir, « Tu es en train de me dire, Israfel Aedarion, que tu as passé les portes de la Bastide pour me dire ça ? » Elle le regarda, écarquillant les yeux pour souligner sa feinte surprise. « Pour me dire que Synca est en danger ? Que des démons ravagent nos campagnes ? Que les Holdars ont investis à peu de chose près tout Ecridel grâce à leurs illusions ? Et qu'il faut absolument lutter contre ce mal qui ronge le monde ? »

Elle le fixa.

Un long silence plomba l'ambiance.

Une longue langue de feu sortit lentement de la main de la sorcière, mais elle restait impassible, le visage rembrunit mais le corps strictement cloué à son siège. Si elle cédait à ce démon intérieur, Israfel mourrait. Il n'était plus à la hauteur. Plus jeune, elle avait longtemps été la dernière à l'école magique de Thaner, mais ce n'était plus le cas à l'heure actuelle.
Elle était devenue une destructrice, une destructrice qui s'empêcher de détruire aveuglement.

La sorcière préféra siffler, son nez plissé à la façon des chats qui intimident :

« Mais pour qui te prends-tu, fils d'Aldys ? Est-ce donc tout ce que ton noble de père t'as appris ? Le culot ? »

Elle ravala sa salive, mais la flamme dans sa main ne cessait de grossir à vue d'œil. Elle ne pouvait pas se blesser avec, aussi elle posa sa seconde main sur la première, dans l'espoir secret d'étouffer le début du brasier en devenir.

« Tu viens ici, devant moi, pour la première fois depuis des lustres, et tu me sers ton discours de petit héros sortit de son grand château. Mais qu'as-tu fait, Israfel, pour mériter notre aide ? Pour mériter mon aide ? » Elle le dardait d'un regard implacable. Les iris dorés de la sorcière ne donnaient qu'une seule impression : celle d'être jugé par Edar lui-même. « Que peux-tu avancer ici alors que tu ne sais rien, que tu n'as rien vu ? Tu parles de Xalari et de Holdar, mais nous étions, nous, à la forteresse. Pris entre deux feux, pris en tenailles entre les fils de Björnhill et les pantins animés de la magie malsaine venue d'Isaroth. Nous avons payé si cher cette bataille, il y avait tant de sang, tant de morts… »

Elle lui en voudrait à jamais. Elle lui en voudrait comme elle en voudrait toujours à tous ceux qui se dresseraient face à elle. Elle lui en voudrait tout pendant que son ventre si plat, si beau jadis ressemblait désormais à un champ de bataille.

« Si tu es mon ami, tu devrais savoir que je ne suis pas diplomate pour un sou. »

Le feu s'éteint soudainement, laissant derrière lui une volute de fumée et le parfum des cendres.

« Tu devrais aussi savoir que les mots ne sont pour moi que du vent. Tu as fait, tu as vu, tu as entendu… c'est très bien, Israfel, je te félicite vivement d'être descendu de ton piédestal… mais entre nous » elle pencha la tête, comme pour tendre son oreille mi-longue vers lui, « pouvons-nous avoir de nouveau confiance en toi ? Non. Pas aussi facilement. Tu sais ce qu'on dit. Qui a mordu, mordra. »

Elle inspira profondément, comme pour se calmer, et passa finalement sa main sur son front. Pourquoi est-ce que tout devait être aussi compliqué ?

« Reviens me voir quand tu auras des preuves tangibles de ton amitié et de ton implication. Là peut-être, je me ferais plus… conciliante. »

Et elle l'avait été bien plus que Lenwë ne l'aurait été – elle l'avait écouté.
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#9
Israfel écouta la longue réplique de Cendre sans l'interrompre.
Son discours cinglant correspondait déjà plus à ce à quoi il s'attendait en passant les portes du siège des Sentinelles d'Argent. Cette animosité était prévisible, et même si il avait espéré que les enjeux de la guerre leur permette de passer outre leurs différents - si insignifiants en comparaison du sort de Synca - , il ne pouvait pas blâmer la talienne. De tous ceux qu'il avait abandonnés ce jour-là, c'était probablement, avec Lenwë, celle qui avait qui le plus de raisons de se sentir trahie.
Il avait regardé la flamme de la rousse grandir dans ses mains et s'était préparé à sentir la brûlure du feu. Avec quelques sorts de protection, il aurait peut-être pu s'en tirer à bon compte avec un bras en moins et des brûlures sur une bonne partie du corps, mais le brasier s'éteignit aussi vite qu'il était apparu. L'époque où la demi-elfe l'aurait incinéré sur place sans arriver à contrôler sa colère semblait désormais bien lointaine.
Tout son corps se détendit doucement alors que l'odeur de fumée emplissait l'air.

« Tu as raison, Yùla, je n'ai pas vu ce que vous avez vu, ni traversé ce que vous avez traversé. J'aurai du être là… Et rien que ce que j'ai vu dans le nord m'a suffit. Ce qui s'est passé au Skövendor ne doit pas se reproduire… »

Le mande-orage soupira. Rien ne s'était passé comme il l'espérait. Il y avait encore tellement de choses qu'il aurait souhaité dire à son amie, et plus encore qu'il aurait voulu lui faire comprendre. Mais rien de ce qu'il aurait pu ajouter n'aurait suffit à la convaincre. Comme elle l'avait dit, elle souhaitait des preuves concrètes, pas des mots. Mais des mots, il n'avait que cela pour l'instant, et sans confiance ils n'étaient rien.
Il sortit lentement une lettre de l'intérieur de son manteau et la déposa sur le bureau.

« C'est une copie d'une lettre que j'ai remise à Lahta Meletya, la déléguée de la couronne elfique à Cyrijäl. Son contenu ne devrait rien t'apprendre de nouveau, mais suivant la réaction ou l'absence de réaction de la couronne, vous devriez pouvoir vous en servir pour identifier un traître, que ce soit à Asteras ou à Cyrijäl. »

Des mots encore, couchés sur papier cette fois. Une preuve, si il en était, que l'elfe avait bel et bien œuvré contre les démons et ne s'était pas contenté de déserter. Qu'il avait lui aussi vu et combattu les Xalari, même si ce n'était en rien comparable à ce que les Sentinelles avaient du affronter. Des mots qui - il l'espérait - pourraient servir, que Cendre ait confiance en lui ou non.

« Je te recontacterai si j'apprends quelque chose de nouveau… » dit-il d'un ton désolé. « Et si tu tiens vraiment à avoir une preuve de mon implication, préviens-moi la prochaine fois qu'il se passe quelque chose. Je serai sûrement en retard si je dois attendre la rumeur. »

Israfel se leva. Il hésita à s'avancer vers son amie pour lui dire au revoir, mais le souvenir de la langue de feu qu'elle avait eu du mal à contrôler le retint. Dans son état, elle risquait de prendre cela comme un affront et de ne pas réussir à se contenir cette fois. Il resta donc sur place, se contentant d'un léger signe de tête.

« Sirial Yùla, et merci pour le vin. »
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#10

L'elfe regarda autour de lui, cherchant des yeux une personne dans la foule qui se dirigeait vers Kandrian.
Sur chaque visage, il lisait la fatigue et la douleur, à des degrés divers. La bataille avait été âpre et il n'y avait pas un des combattants qui ne soit couvert de boue ou de sang. Il était difficile de croire que cette troupe était victorieuse.
Et pourtant, ils venaient de mettre en fuite des démons, avaient réussi à abattre un chef Holdar et avaient mené l'offensive jusqu'aux murailles d'Andoras avant d'être finalement repoussés. Qu'ils aient pu combattre des ennemis aussi dangereux à la suite et en sortir victorieux relevait du tour de force.
Tout en continuant de chercher son amie, Israfel s'arrêtait régulièrement pour venir en aide aux blessés. Lui-même commençait à sentir la fatigue, alors qu'il était arrivé bien après le début des combats. Ceux qui y avaient pris part depuis le début devaient être dans un piteux état et c'était le devoir des valides d'aider les blessés, même si il était loin d'avoir les compétences curatives d'un Sorcier blanc.

L'elfe finit par trouver ce qu'il cherchait : une chevelure rousse dans cette marrée de sang et d'acier.
Cendre avait été blessée au cours de la bataille, mais ses plaies semblaient déjà avoir été soignées. L'œuvre d'Elena, sans doute. La demi-elfe était donc saine et sauve.
Israfel ne put retenir un soupire de soulagement à cette constatation. Lui-même avait répandu son sang lors d'une passe d'arme avec le traître nommé Dégolas et un guerrier Xalaro qui l'accompagnait. Heureusement pour lui, aucune de ses blessures n'était grave et il avait rapidement pu les refermer avec sa magie et l'aide de Selinde Belroza, la commandante de la Salamandre. Il lui faudrait encore un peu de temps pour être complètement remis, mais il ne garderait probablement pas d'autre trace de ces coupures glacées que les estafilades dans ses vêtements et les tâches de sang qui les auréolaient.
Le mande-orage espérait qu'il en serait de même pour la rousse, dont la peau semblait déjà bien trop marquée par les batailles.

En s'approchant d'elle, Israfel remarqua bon nombre de visages familiers, entourés d'autres personnes qu'il ne connaissait pas mais qui arboraient l'emblème des Sentinelles d'Argent. Et parmi eux, un peu à l'écart, se trouvait Lenwë.
Le mage semblait bien se porter, ce qui le rassura malgré le fait qu'il aurait préférer ne pas croiser son chemin. Vu le ressentiment qu'éprouvait Lenwë à son égard, au mieux allait-il encore l'ignorer quand il réaliserait sa présence. Au pire…

Prenant une grande inspiration pour se donner courage, Israfel retira le lourd masque d'ensorceleur qu'il utilisait dans les batailles et rejoignit Cendre.

« Venntaï, Yùla. Merci pour ta lettre… »

"… et de ne pas être morte." pensa-t-il, sans toutefois juger nécessaire de l'ajouter. Il préférait ne pas imaginer ce qu'il aurait fait si cela avait été le cas.
Le mande-orage chassa ces noires pensées de son esprit. L'heure était à la célébration, ils venaient de remporter une bataille contre les démons et les holdars. Rien de décisif, mais une victoire restait une victoire.
Il afficha un sourire désolé avant de reprendre.

« Désolé, j'aurai sans doute pu te protéger des flèches si j'avais été plus rapide. Heureusement, Elena est encore plus douée qu'autrefois pour refermer les blessures, à ce que je vois. »

Israfel tendit une gourde d'eau claire à la rousse. Elle n'était plus aussi fraîche que quand il l'avait puisée dans une rivière sur le chemin, mais après la bataille, ce serait sans doute mieux que rien. Intérieurement, il se promit de payer à son amie un verre d'une boisson plus rafraîchissante dès leur arrivée à Kandrian.

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