La Paix et la Guerre
#1
Cela faisait de bien longues semaines que Nabuk n'avait remis pied aussi loin vers le sud. Son expédition dans les glaces du Nord, en compagnie de ses compagnons habituels, emplissait toujours ses rêveries de douces pensées de ces contrées blanches et froide, silencieuses et mortelles à la fois. Là-bas était son élément, la source de sa vigueur, l'essence de son existence même. Les forces conjuguées des eaux et du climat régnaient en maîtres, modelant le paysage, chassant les animaux trop faibles pour survivre à un environnement qui ne convient qu'aux forts. Là-bas, le quotidien est une bataille sans cesse renouvelée entre la chair et le froid; les flocons tourbillonnant sans cesse ne laissent aucun répis aux flammes tremblotantes que les pêcheurs s'acharnent à entretenir, tout en ne les nourrissant que d'un bois gorgé d'eau glacée récupéré à grand peine sur les plages ou dans les quelques bosquets environnant. Quelle beauté sauvage dans ces lieux désolés et inhospitaliers! Quel spectacle que cette banquise tour à tour blafarde sous les rayons lunaires et enflammée par les rayons du Soleil, bien incapables de faire mieux qu'éclairer ces étendues gelées à jamais! Et quelle merveille que ces bêtes polaires condamnées à un éternel recommencement de lutte contre les éléments qui ne sont jamais aussi dangereux que lorsqu'ils paraissent calmes, alors que les flots ondulent doucement, que la neige cesse de tomber, laissant place à la lumière solaire; c'est dans ces moments que les membres se raidissent le plus, que le visiteur cesse de sentir ses oreilles et ses doigts et se laisse tomber dans un ennivrant engourdissement.

Hélas, à court de vivres, Nabuk avait dû quitter son univers, laissant seul Munr poursuivre hasardeusement un poulpe qui terrorisait les populations locales. Bien qu'il lui en coûtait d'abandonner son compagnon, il descendit vers le Sud d'un bon pas, heureux néanmoins de retrouver de nouveaux paysages à mesure de sa progression. Une grande joie de ce trajet fut également de retrouver Sighild à proximité de Bjornhil, en prise avec un Elfe; voir des individus de cette race à un tel endroit était d'une rareté exceptionnelle, aussi Nabuk ne cacha pas son étonnement, ce qui ne l'empêcha pas de disposer rapidement de l'ennemi. Ce fait eût néanmoins le grand avantage de tirer son voyage d'une certaine monotonie, car, comparée aux étendues sans fin de mer gelée, la banale neige couvrant les alentours de la capitale manquait cruellement d'intérêt.

N'ayant pas d'objectif précis en tête, Nabuk poursuivit sa route vers le Sud; bien qu'il n'aimât pas particulièrement les contrées chaudes, il ne manqait pas de trouver un charme indéniable aux paysages colorés et couverts de plantes en tout genre; on aurait presque dit que la vue d'un cours d'eau entre deux mamelons et ombragé par de grands chênes, alors que les herbers ondulent sous l'action d'une légère ondée et rient sous les rayons du Soleil, lui manquait.

C'est durant ce tronçon que lui parvinrent les premières rumeurs. Tel paysan l'avait entendue au marché; un autre reçevait du courrier d'un cousin vivant à la limite des terres Agars; un troisième avait des aptitudes de voyance… Tous s'accordaient à dire que des Elfes et Taliens en nombre s'agitaient en direction du territoire Agar. Bien que n'y accordant que peu d'importance au début, Nabuk fut bientôt obligé d'accorder foi à tous ces racontars, d'autant plus que peu se contredisaient. L'information était néanmoins étonnante: depuis de nombreuses lunes les Suderons s'étaient tenus tranquilles et semblaient même éviter le contact autant que possible depuis l'attaque de Tilador. En y songeant, Nabuk arriva à la conclusion que ce revirement devait être inéluctable; il est rare que les peuples laissent de tels affronts non vengés, et les Agars avec leurs amis Nains ayant eux-mêmes abandonné dernièrement leurs velléités belliqueuses, le camp adverse devait les croire dans un moment de faiblesse guerrière. Et ils avaient raison! Les armées Agars étaient on ne peut plus dispersées; seul le hasard avait fait quitter le Nord à Nabuk, mais nombre de ses compagnons étaient affairés dans quelque province lointaine.

Pressant le pas, Nabuk arriva bientôt au village de Havard; là il découvrit, d'une part que plusieurs autres guerriers alliés avaient également rejoint la zone indiquée par les rumeurs, et d'autre part que leur éclaireur Hemdl avait lui-même vu une partie de l'armée adverse dont les intentions ne faisaient aucun doute. Surchargé d'arme, l'ennemi avait semblé un temps faire route vers Havard avant de bifurquer vers la forteresse trappiste; ils trainaient avec eux, outre un imposant convoi de bagages et de vivres, de nombreuses armes de siège.

Tandis que des dépêches étaient envoyées à tous les soldats des Royaumes du Nord, un conseil de guerre se tint rapidement dans Havard qui semblait alors tel une cahute que la coulée ardente épargne à quelques mètres près. Les rapports de Hemdl confirmaient la destination des bataillons adverses, passant en vue du village mais sans l'aborder. Puis, le flot de guerriers se tarit, seuls quelques uns qui semblaient former l'arrière garde restaient à portée. Sighild parvint alors à convaincre ses camarades que le moment était idéal pour une sortie: en mouvement, l'ennemi devait être étiré sur une distance considérable qui annulait son surnombre; en aucun cas il ne fallait lui laissait le temps de monter tranquillement son appareil de siège. Voyant le bon sens dans son argumentation, tous se rallièrent à cet avis et se ruèrent sur l'Elfe le plus proche.

La journée était limpide, l'air frais et tranquille; les papillons batifolaient dans les rangs de pâquerettes tandis que des rossignols, au fait d'un grand hêtre, étaient pris de l'incessant ballet propre aux oiseaux qui assemblent patiemment leur nid. Les lourdes bottes de Kardel martelèrent l'herbe grasse, faisant fuir furets et lapins; des carreaux volèrent, ne pouvant manquer une cible que Sighild avait figée. Nabuk suivit; l'Elfe était une belle personne, grand et élancé, mais la douleur du carreau enfoncé dans sa cuisse transformait son visage en un rictus de souffrance. Lentement, à la jointure entre ses chausses et le fût de la flèche, se formaient des gouttes vermeil qui venaient joncher l'épaisse couche de mousse au sol, comme lorsque la plume couverte d'encre est agitée au-dessus du parchemin.

Nabuk abrégea ses souffrances. On était en guerre.
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