Instants de repos
#1

Victor pénétra dans la Tour de l'Orbe Flamboyant en marchant d'un pas joyeux. On serait presque cru à le voir sautiller, si tant est qu'il ne transporte pas tout son équipement qui l'empêchait probablement de sauter bien haut. Voir Victor aller de la sorte était quelque chose de rare, voire d'inédit. Ce qui pouvait encore plus surprendre, c'est qu'il avait encore ses bandages, faits et refaits avec soin par les disciples de l'Étoile de Nacre. Oh, bien sûr, la plupart étaient cachés sous ses vêtements. Le seul vraiment visible était celui qui entourait une partie de sa tête. Cela lui faisait comme un bandeau tout autour de son crâne. Il ne semblait pas y avoir de sang dessus. Les cheveux du jeune homme se retrouvaient donc plaqués plus que d'ordinaire et formaient une drôle de masse. Peut-être aurait-il dû rabattre sur sa tête sa capuche écailleuse, mais il ne semblait pas s'en préoccuper.

Cliquetant dans le bâtiment et faisant se retourner certains mages, qui se demandaient probablement ce qu'il venait faire là, il vient se planter devant sa chère demi-sœur et commença à parler à voix haute en souriant.

« Et ben, on a de la chance d'être encore en vie. Surtout moi, sans me vanter. Je me souviens plus très bien, mais il y avait du monde !
Ça va toi ? Pas trop de mal à te remettre ? Ça te dit qu'on aille boire quelque chose dans une taverne ? J'ai soif et je me prendrais bien un peu cidre. Ou alors du vin. »


Il eut comme un instant d'absence puis compléta en souriant un peu plus.

« Pas toi ?
J'ai pas trouvé Evrard, tu l'as vu ? »


L'attitude du jeune guerrier avait de quoi surprendre... Il n'aurait pas été comme ça auparavant, encore moins aussi... Joyeux ? Il ne semblait pas se soucier de ce qu'il pouvait se passer au Nord.

« Je ne sais pas pourquoi, je pète le feu depuis mon réveil ! Pourtant j'ai encore mal.
... Je pète le feu, ah ah ah. C'est drôle, non ? »


Il avait raser la barbe qui était née pendant leurs voyages loin des grandes villes, et était encore parfumé du bain qu'il avait pris avant de venir voir Cendre. Seuls ses cheveux avaient besoin d'une nouvelle coupe, mais comme pour le moment, sa tête était bandée, ils resteraient ainsi.

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#2
Plus aucun bruit autour d'elle ne lui parvenait.
Abasourdie par la douleur qui galopait dans ses veines, mettant en vrac ses sensations et éparpillant sans difficulté ses sens, Cendre resta plantée là, devant la Forteresse du Jarl Aaren. Ses yeux clairs fixaient avec une surprise non dissimulée les deux carreaux qui s'étaient figés dans son ventre.
Des auréoles cramoisies s'étendaient doucement sur sa robe pourtant bordeaux. Elle les voyait bien de là où elle était. Peut-être que les autres Sentinelles ne les voyaient pas aussi bien, mais ils avaient bien vu les carreaux, puis les balles.
C'est la voix de Léonide, pressée et fébrile, qui sortit la jeune mage de ses rêveries. Elle releva sur lui ses deux grands yeux écarquillés qui se demandaient bien à quel jeu il jouait. S'il avait su, Léonide lui aurait répondu que la guerre n'avait rien d'un jeu, mais elle n'eut pas le temps de poser une dernière question.
Sa gorge se noua comme le feu prenait de nouveau le dessus, prêt à la faire exploser pour la protéger, prêt à prendre le dessus. L'instinct était là. Léonide la secoua – il la tenait par les épaules. Il avait eu beau la soigner, elle saignait toujours autant. Elle pâlissait à vue d'œil alors que son corps montait en température.
Cendre jeta des regards autour d'elle. Des cris perçants résonnaient. Un guerrier bousculait d'autres guerriers pour venir la voir, elle. L'avoir elle.
La gamine – car Cendre n'avait l'air que d'une petite poupée blanche aux yeux d'or – leva vers lui ses yeux. Elle n'avait pas peur. Elle n'avait jamais eu peur de la mort. Elle l'observa attentivement, imprimant dans sa rétine ce qui serait peut-être la dernière image de toute sa vie.
Léonide hurla.
Mais le fléau s'abattit alors même que Cendre fixait Gared sans sourciller. La balle qui lui avait transpercé la jambe droite l'empêcha d'esquiver, quand bien même elle aurait voulu.
Elle s'écrasa sur le sol dans un bruit d'os cassés et de chair broyée.



Dans le Dispensaire, tout le monde s'activait en silence, avec un air grave.
Il y avait une atmosphère sinistre mais ce n'était pas rien de recoudre tant de petites plaies profondes. La plus importante, celle qu'avait laissé le fléau, avait déclenché quelques hémorragies. Si elles n'avaient pas été mortelles, elles avaient eu quelques… séquelles, sur le corps de la jeune mage, des séquelles qu'elle garderait à vie et dont elle ne pourrait jamais se défaire.
Il y aurait après ça, si elle survivait, un vide dans sa vie, un vide qu'elle ne pourrait plus jamais combler.
On estimait qu'elle avait eu beaucoup de chance, car sa petite stature et son état de santé la rendaient plus fragiles que les autres taliens. Elle avait ainsi beaucoup hérité de sa mère, tant en beauté qu'en grâce, mais ce n'était pas forcément une bonne chose quand on était allongé sur une table dans le Dispensaire de Nacre.
A la fin de la journée, on referma toutes les plaies et on banda le corps de la demoiselle. Son abdomen était particulièrement abîmé – son ventre avait reçu un coup dévastateur. Ses deux cuisses avaient pris le choc sans se briser, ce qui n'était pas le cas de son bras gauche réduit en miettes.
Fort heureusement pour elle, elle était droitière.
On referma sur elle la porte et on la laissa se remettre petit à petit de ses plaies, bienheureux de la voir encore vivante et saine.



Les Sorciers blancs faisaient des miracles, Cendre le savait déjà, elle avait déjà vu à l'oeuvre Elena plus d'une fois, mais ça l'étonnait toujours.
Il n'avait fallut qu'une longue semaine pour qu'elle puisse enfin se lever. Chancelante, elle flânait régulièrement dans les pareterres du Dispensaire et attendait des nouvelles du front. On lui avait dit qu'Evrard avait rejoint la capitale, ramenait par une caravane venant de la forteresse, de même que Victor. Victor qui avait d'ailleurs selon les dires des infirmières été vraiment brave.
Ça ne l'étonnait qu'à moitié. Victor était du genre imbécile heureux. Ce n'était pas le genre à se poser deux fois la question quand il s'agissait de sauver le plus grand nombre, et encore moins quand la majorité était ses amis. Elle ne pouvait pas vraiment le critiquer, c'était une qualité familiale qu'elle avait du mal à s'expliquer. Léonide était aussi comme ça. Lazzare aussi, même si c'était toujours difficile de lui reconnaître une quelconque qualité.

Elle apprit certaines choses lors de sa convalescence.
Tout d'abord, qu'elle avait échappé de peu à la mort, et qu'elle ne devait la vie qu'à un paladin qui l'avait maintenu en vie durant toute la durée du retour et à une sorcière blanche du Dispensaire.
Ensuite, qu'elle n'aurait jamais d'enfants. Le fléau avait en effet réussi à endommager les os de ses hanches mais également à déclencher une hémorragie si grave qu'il avait fallu faire quelques ablations. Un rein y était également passé.
La bonne nouvelle était qu'elle s'en remettait doucement et facilement, aidée sans doute par la magie d'eau qui coulait dans ses veines d'elfe du nord orpheline.

Cendre passait alors ses journées à attendre la visite de Victor, demandant quelques nouvelles aux infirmières. Elles gloussaient souvent trop forts en lui parlant de lui, ce qui laissait Cendre agacée. Elle préférait encore ne rien savoir si c'était pour les voir dans cet état. Elle avait de toute façon déjà toutes les informations qu'elle voulait : Victor était vivant.

Au bout de deux longues semaines, elle quitta enfin la couche et on l'autorisa à rejoindre la Tour où elle avait une chambre depuis son plus jeune âge. Elle la rejoignit et n'avait pour toute preuve de son engagement martial qu'un bandage de lin qui soutenait son bras gauche encore en miettes. Elle s'en remettrait mais les sorciers blancs lui avaient bien dit qu'il lui faudrait au mieux un bon mois pour voir quelques améliorations.
Une potion au matin et une potion au soir pour améliorer et accélérer la repousse des os, c'était tout ce qu'ils pouvaient faire pour l'instant.

Assise à une table dans la Tour de l'Orbe, elle observait les allers et venus dans le jardin. Elle avait entendu dire qu'au front, les hommes tombaient un à un. Elle eut une pensée pour Lenwë. Elle le savait plus fragile qu'elle. Elle jeta un regard au soleil qui brillait de mille feux dans le ciel. Elle se surprit à prier Edar de surveiller et de protéger l'elfe des neiges afin qu'il ne lui arrive rien.
Et aussi à tout le groupe.

Un bruit de métal la sortit de sa contemplation et c'est sans mal qu'elle reconnut Victor, tout fringant et cassé à la fois, qui arrivait là. Elle eut un petit sourire moqueur. Même brisée, elle ne cesserait jamais de se moquer de ce grand Daudet.

« Et ben, on a de la chance d'être encore en vie. Surtout moi, sans me vanter. Je me souviens plus très bien, mais il y avait du monde !
Ça va toi ? Pas trop de mal à te remettre ? Ça te dit qu'on aille boire quelque chose dans une taverne ? J'ai soif et je me prendrais bien un peu cidre. Ou alors du vin. »


Elle le fixa, silencieuse.
Pas trop mal ? Elle hésita. Est-ce qu'elle devait vraiment lui parler de tout ce qui s'était passée durant les quelques heures où elle était restée sur cette table au Dispensaire, entre la vie et la mort ?
Est-ce que seulement il avait envie de savoir ?
Son sourire se crispa.

« Pas toi ?
J'ai pas trouvé Evrard, tu l'as vu ? »


« Pas encore non, mais il est arrivé juste avant toi, et juste après moi, alors… il devrait déjà être sortit, je crois ? J'espère ? »

Contrairement à Victor, Cendre n'était pas aussi euphorique. C'était même tout l'inverse.
Le fait de ne pas avoir vu Evrard depuis l'inquiétait, autant que la situation actuelle au front pouvait semer le trouble dans son coeur. Elle ne comprenait pas vraiment ce qui faisait que Victor était aussi joyeux. Elle mit ça sur les potions dont les sorciers blancs gavaient quelques malades pour les rendre plus dociles et moins enquiquinants.

« Je ne sais pas pourquoi, je pète le feu depuis mon réveil ! Pourtant j'ai encore mal.
... Je pète le feu, ah ah ah. C'est drôle, non ? »


Elle le fixa, et finalement eut un petit rire avant de se lever de sa table, se tenant légèrement le ventre car même rire lui faisait mal. Ses doigts effleurèrent la cicatrice qui scindait son abdomen en deux. L'idée même de la savoir là la rendait mal à l'aise, malade. Elle eut une petite moue triste.

« Je veux bien aller boire un verre, mais seulement du lait chaud. J'ai envie de lait chaud. »

Cendre passa devant Victor, l'invitant alors à la suivre. Sa robe rouge et blanche la seyait parfaitement, mettant en valeur sa taille fine et son décolleté. La plus part de ses blessures se cachait en dessous.

« Les infirmières m'ont dit que tu étais resté tout seul, dehors, face à une horde de agar. »

Elle leva sur lui un regard mi-hautain mi-dédaigneux.

« Tu veux être père, Victor ? Si tu veux être père un jour, évites ce genre d'âneries. Tu as de la chance que des troupes taliennes t'ont extirpé du bain de sang, sinon tu n'aurais pas eu de fils, et Père aurait perdu le sien. Imagine un peu la tristesse de ta mère si je devais lui apprendre que tu es mort en voulant faire le brave ! » Elle lui jeta un regard terrible, celui d'une mère qu'elle ne serait jamais : « Être brave c'est réussir la folie qu'on entreprend. Quand on rate, on est juste un raté doublé d'un fou. La témérité ça te va très mal Victor. »

Alors qu'ils sortaient de la Tour, elle conclua sur un tout petit :

« La prochaine fois, fais attention à toi. T'aurais pu mourir. »

Ce n'était plus vraiment un reproche, du moins ça ne sonnait pas du tout comme tel.
Elle détourna le regard et observa sagement la ville haute.

« On va à quelle Taverne ? L'habituelle au Lit du Fleuve, ou plutôt une en centre ville ? »

Le Lit du Fleuve, célèbre taverne où les Sentinelles passaient plus de temps à boire qu'à parler de leur plan, se situait entre Yris et Asteras. C'était l'endroit où Lìrulìn, la mère de Cendre, avait rencontré Lazzare. C'était un lieu très spécial pour Cendre.
Mais c'était un peu loin pour deux éclopés comme eux.
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#3

Victor ne se souvenait plus de tout. Il se souvenait qu'il avait foncé seul sur plus d'une dizaine d'ennemis. Il se souvenait de la douleur, de la peine, du froid. Mais il ne se souvenait pas des évènements d'avant. Enfin, si. Mais pas tout ceux de la forteresse. Il se souvenait d'un camp à un moment. De rien d'autre. C'est tout ce qu'on pouvait lui dire, qui lui avait permis de reconstruire ce qui pouvait s'être passé. Mais il y aurait toujours des trous dans la ligne des évènements.
Il ne savait pas non plus pourquoi il se tenait là, bien vivant. Fallait-il remercier un dieu, ou bien la chance ? Ses ennemis l'avaient-ils cru morts en le laissant gisant dans la neige rouge ? Le saurait-il seulement un jour ?

Mais à cet instant, le jeune homme ne pensait plus à ça. Non, il flottait sur un petit nuage. L'un des effets secondaires des potions qu'on lui avait donné, pour finir sa guérison. Il aimait bien la magie. Enfin, la magie qui lui permettait de guérir. Pas les sorts qu'il s'était pris en pleine face pendant le combat. La magie blanche et les décoctions du même registre faisaient des merveilles. Peut-être que c'était simplement grâce à ça qu'il était en vie. Et la chance ? De même que le reste de sa famille.

Le sourire crispé de Cendre ne le sortit pas de son état d'euphorie, mais il se rendit compte qu'elle n'était pas dans le même état que lui. Dommage, ça aurait été plus simple. Une conversation alors qu'ils étaient tous deux drogués à cette potion aurait probablement été très drôle.
L'air inquiet de la jeune femme le rappela à l'ordre.

« Pas encore non, mais il est arrivé juste avant toi, et juste après moi, alors… il devrait déjà être sortit, je crois ? J'espère ? »

« On m'a dit qu'il était sorti et qu'il allait bien. Enfin, aussi bien que nous deux. Est-ce que c'est aller bien, ça ? Moi ça va à cause de la potion que j'ai pris tout à l'heure. Je me sens tout léger. »


Il sembla avoir un instant d'absence, puis reprit son sourire pour plaisanter un peu. Et il sourit un peu plus en voyant qu'il avait réussi à extirper un petit rire de sa sœur. Même quelques instants après elle semblait triste. A vrai dire, il savait pour sa blessure. Mais en cet instant, il avait du mal à se soucier de quelque chose.
Il lui fit un petit câlin, prenant soin de ne pas appuyer sur son bras meurtri.

« Je veux bien aller boire un verre, mais seulement du lait chaud. J'ai envie de lait chaud. »

« Va pour un lait chaud pour toi alors ! »


Lui prendrait un cidre, c'était décidé. Encore heureux qu'il pouvait boire de l'alcool malgré ses "médicaments".
Un des mages présent se retourna vers eux, semblant irrité de l'emphase avec laquelle parlait Victor. Heureusement qu'il était sur le départ. Enfin, heureusement pour le mage...

« Les infirmières m'ont dit que tu étais resté tout seul, dehors, face à une horde de agars.
Tu veux être père, Victor ? Si tu veux être père un jour, évites ce genre d'âneries. Tu as de la chance que des troupes taliennes t'ont extirpé du bain de sang, sinon tu n'aurais pas eu de fils, et Père aurait perdu le sien. Imagine un peu la tristesse de ta mère si je devais lui apprendre que tu es mort en voulant faire le brave !
Être brave c'est réussir la folie qu'on entreprend. Quand on rate, on est juste un raté doublé d'un fou. La témérité ça te va très mal Victor.

La prochaine fois, fais attention à toi. T'aurais pu mourir. »


« Oui, bah... »


Il était un peu moins euphorique après cette tirade, mais avait toujours l'impression que ce n'était pas important. Il finit de suspendre son onomatopée pour répondre réellement.

« Je me souviens plus. Enfin plus de tout. Mais je me souviens que je pouvais pas fuir. Alors j'ai dû tenter de faire le plus de dégâts possibles dans leur rang.
De toute façon, je suis toujours en vie. »


Il conclut ce point sur un sourire encourageant, avant de changer de sujet.

« Tiens, ça me fait penser... Paraît qu'on a retrouvé un papier dans ma main d'un ennemi qui demandait si je pouvais lui apprendre à jouer à la belote... Je vais lui faire bouffer mon jeu si je le recroise surtout... Bon, je sais plus quelle tête il avait, mais je le saurai quand je le verrai. »

Il commença à marcher en direction d'une des portes conduisant à la ville basse, le sourire toujours accroché aux lèvres.

« On va à quelle Taverne ? L'habituelle au Lit du Fleuve, ou plutôt une en centre ville ? »

« Le Lit du Fleuve est un peu loin. Je connais une autre taverne sympathique, suis-moi. »

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#4
« On m'a dit qu'il était sorti et qu'il allait bien. Enfin, aussi bien que nous deux. Est-ce que c'est aller bien, ça ? Moi ça va à cause de la potion que j'ai pris tout à l'heure. Je me sens tout léger. »

Les potions de félicité avaient le mérite de faire oublier la douleur, mais elles avaient quelques effets néfastes sur la digestion ou encore tout simplement parce qu'elles abrutissaient. A voir Victor, elle se doutait bien qu'il n'y avait pas de grand changement au niveau crânien. Ce n'était pas les deux ou trois coups reçus sur la tête qui allaient soudainement le rendre intelligent.

Elle espérait qu'Evrard s'en était sortit sans trop de séquelles.

« Va pour un lait chaud pour toi alors ! »

Un mage se retourna pour aviser Victor. Le regard de Cendre était quelque chose de plus menaçant encore que celui de son homologue. Au concours des regards meurtriers, la jeune femme avait des années d'expérience et ne comptait pas se laisser faire.
Elle prit la main de Victor et l'attira dehors, avisant une dernière fois au dessus de son épaule la jeune recrue qui la dardait encore.

Elle attendit d'être à l'extérieur pour le mettre en garde sur quelque chose de fâcheux qui était la mort. C'était évident, mais souvent, Victor passait à côté des choses évidentes.

« Oui, bah... Je me souviens plus. Enfin plus de tout. Mais je me souviens que je pouvais pas fuir. Alors j'ai dû tenter de faire le plus de dégâts possibles dans leur rang.
De toute façon, je suis toujours en vie. »


Il conclut ce point sur un sourire encourageant, avant de changer de sujet.

« Tiens, ça me fait penser... Paraît qu'on a retrouvé un papier dans ma main d'un ennemi qui demandait si je pouvais lui apprendre à jouer à la belote... Je vais lui faire bouffer mon jeu si je le recroise surtout... Bon, je sais plus quelle tête il avait, mais je le saurai quand je le verrai. »

« Les agars ne savent pas jouer à la belote ? Je croyais que ce pays comptait une taverne par habitants ! Qu'est-ce que diable ils y font entre deux pintes ? »

L'idée saugrenue d'avoir une taverne sans un jeu de carte surprenait même la jeune mage qui pourtant n'était pas portée sur ce genre de jeu. Israfel y trichait, Léonide perdait tout le temps, Illaria trichait également, Lenwë se vexait quand il perdait… Non, il ne faisait pas bon de jouer à la belote sous peine d'être accusé à tord bien évidemment de compter les cartes ou de faire du pied à son voisin.
Peut-être qu'elle avait déjà fait du pied à son voisin, oui, mais ce n'était absolument pas pour le jeu.

« On va à quelle Taverne ? L'habituelle au Lit du Fleuve, ou plutôt une en centre ville ? »

« Le Lit du Fleuve est un peu loin. Je connais une autre taverne sympathique, suis-moi. »

Docile et silencieuse, comme rarement dans la vie, Cendre suivit Victor. Elle observa avec attention le chemin qu'ils empruntaient. La taverne choisie était loin d'être miteuse – elle avait ce petit côté chaleureux qu'on ne trouvait que dans les lupanars, les filles en moins dans ce cas. Elle s'installa tranquillement sur une banquette faite de plumes d'oie et d'un joli tissu vermeille. Elle aimait beaucoup le rouge. Bien avant d'être mage. Lenwë lui disait souvent que c'était du narcissisme, car elle était rousse.
C'était peut-être bien vrai, mais y avait-il du mal à s'aimer ? Maintenant qu'une cicatrice de vingt bons centimètres lui scindaient le ventre en deux, elle hésitait toujours à s'aimer comme avant. Elle ne se posait pas vraiment la question : avait-elle seulement le choix ?

Victor se leva pour commander les boissons pendant que Cendre attendait. Elle sortit de sa besace un livre assez épais. Sur la reliure de cuir, on pouvait lire « trésorerie ». Autant dire que ce livre était la terreur de toute la guilde – à l'image de sa maîtresse.

Elle commença à griffonner à l'intérieur, jusqu'au moment où Victor arriva.

« D'après toi, à combien s'élève la tête d'un jarl corrompu par les holdars ? »

Sa plume en main, elle se chatouillait le menton avec pour mieux réfléchir à la question.
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#5
« Les agars ne savent pas jouer à la belote ? Je croyais que ce pays comptait une taverne par habitants ! Qu'est-ce que diable ils y font entre deux pintes ? »

Le jeune homme se contenta de hausser les épaules et de faire une légère moue. Il n'en savait rien, et n'en avait pas grand chose à faire. C'était probablement surtout une plaisanterie ennemie. Dans tous les cas, il ferait vraiment bouffer son jeu de cartes au Agar qui avait écrit ça. Einar il-ne-savait-plus-quoi.
Enfin, ce n'était pas le moment d'y penser. Il savait qu'il le ferait, et ça aussi, ça le faisait sourire.

Il marchait tranquillement, prenant soin de ne pas aller d'un pas trop rapide, si jamais Cendre ne pouvait pas marcher aussi vite que lui.
Il avait découvert la taverne où il se rendait à leur précédent passage à Yris. Elle portait le doux nom d' "Écureuil ventripotent". Pourquoi pas, après tout. C'était un nom origina, pour un endroit paisible, loin d'autres lieux plus... Agités, d'une façon ou d'un autre. Bien sûr, paisible ne voulait pas dire "où règne le silence". Les conversations se faisaient, mais ne dépassaient pas un volume de bruit exagéré. Du moins, il n'avait pas encore eu l'occasion d'assister à une conversation avec une personne ayant bien trop bue.
Il savait que cette taverne plairait à sa sœur, au moins parce que les banquettes qu'il y avait contre les murs étaient recouvertes d'un joli rouge. Heureusement que les gens n'étaient plus aussi à cheval sur les couleurs réservées aux castes, sinon tout serait bien plus terne. L'écarlate était sensé être l'apanage des Nurmeths. Le blason de son père l'était, en partie. C'était joli.

Laissant Cendre aller s'installer sur l'une des banquettes, il se dirigea tranquillement vers le comptoir et salua le couple de tenanciers. Il sourit et demanda d'une voix chantante :

« Un lait chaud et un cidre s'il vous plait. »

Il sortit quelques pièces et les posa sur le bois lissé par les années au service du bon-vivant, puis alla s'asseoir en face de la jeune femme. Il ricana légèrement en voyant qu'elle avait déjà - ou devait-il penser "encore" ? - son livre préféré. Les comptes des Sentinelles.

« D'après toi, à combien s'élève la tête d'un jarl corrompu par les holdars ? »

« Tu ne peux pas t'en empêcher... Tu ne peux pas lâcher un peu ce livre ? »

Il avait dit tout ça toujours en souriant, avec un air taquin.
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#6
« D'après toi, à combien s'élève la tête d'un jarl corrompu par les holdars ? »

« Tu ne peux pas t'en empêcher... Tu ne peux pas lâcher un peu ce livre ? »

Elle le fixa, et sentit ses épaules plus lourdes qu'elles n'auraient dû l'être. Un petit air triste s'installa alors même que Cendre n'était pas ce genre de jeune femme fragile. Bien loin de là. Il fallait la force d'un brasier pour s'opposer à son propre père, à ce père Nurmeth et paladin à la fois. Une figure d'autorité qu'elle n'avait pas hésité à rejeter de toutes ses forces, sur laquelle elle avait craché tout le venin dont elle était capable.
Un jour peut-être son venin s'épuiserait. En attendant ce jour béni, la vipère restait loin du domaine familial. Aussi loin que c'était nécessaire.

« Et si je lâche ce livre, qu'est-ce que tu penses que je peux faire ? Je veux dire, Victor... » Elle fronça les sourcils, piquée au vif. « Tu ne t'inquiètes jamais des choses. T'es là, et tu ne penses à rien. Comme si le monde tournait autour de toi sans t'atteindre... »

C'était un reproche, un véritable reproche sur le ton le plus dédaigneux du monde. Elle en avait beaucoup sur le cœur, mais ce qu'elle avait surtout sur son myocarde, c'était le fait de ne pas savoir.
Elle était terrifiée à l'idée de ne pas savoir ce qui était en train de se dérouler là-bas.
Sur cette pensée elle plongea son nez entre les pages griffonnées du livre épais.

« Ça occupe mon esprit. Ça me permet de ne pas penser à ceux qui vont mourir, et à qui survivra. »
Ça me permet de ne pas avoir peur...

Elle grogna quand le pauvre serveur contourna leur table pour aller servir un autre client.
Depuis la mort de sa mère, Cendre avait changé. Quelque chose en elle s'était fissurée. Une muraille infranchissable laissait à présent voir le jour. Ce n'était pas le fléau de Gared qui l'avait cassé, c'était autre chose.

« Je suis pas un guerrier, moi. Si je reste trop longtemps sans réfléchir, j'ai des migraines. »
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#7
« Et si je lâche ce livre, qu'est-ce que tu penses que je peux faire ? Je veux dire, Victor...
Tu ne t'inquiètes jamais des choses. T'es là, et tu ne penses à rien. Comme si le monde tournait autour de toi sans t'atteindre... »


Il perdit son sourire. Cette phrase eut le mérite de dégriser en partie.

« Ça occupe mon esprit. Ça me permet de ne pas penser à ceux qui vont mourir, et à qui survivra. »

Oui, parce que lui, il ne pensait pas à eux, bien sûr. Ce n'était d'ailleurs pas pour ça qu'il continuait à prendre cet élixir, ça ne lui permettait pas de se sentir mieux. Bien sûr.
Il serra les dents.

« Je suis pas un guerrier, moi. Si je reste trop longtemps sans réfléchir, j'ai des migraines. »

Il sentait la colère monter tout de même. Heureusement que les bols de cidre étaient en bois, sinon il aurait probablement été capable de briser le sien.

Il se redressa en esquissant un sourire presque malsain, lâchant sa boisson sur la table, boisson dont quelques gouttes allèrent s'écraser sur les pages du précieux manuscrit.

« Bien, j'ai pu m'apercevoir que tu allais toujours aussi bien ! »

Il se releva complètement, laissant là son pauvre cidre qui n'était pas fini.

« Du coup, l'abruti de champion que je suis va aller voir ailleurs. Il ne voudrait pas déranger sa demi-sœur alors qu'elle est avec son meilleur ami ! Et il ne voudrait pas non plus la laisser croire qu'il se préoccupe aussi du sort de leurs amis, non. »

Il partit vers la porte et avant de la refermer lâchant d'un ton cassant :

« Va te faire foutre. »

Il ferma de façon brusque la porte derrière lui. Il se moquait de la scène qu'il venait d'offrir aux clients de la taverne. Ça l'avait définitivement dégrisé. Dommage. Pourquoi espérait-il que ça allait bien se passer ?
Il ricana nerveusement et s'éloigna dans la rue pour retourner au dispensaire.
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