Dernier entretien
#1
Je poussai, avec une appréhension non dissimulée, la lourde porte en bois vermoulu pour pénétrer dans ce sombre bâtiment. J'étais en retard. Très en retard. Il détestait que je le sois.

De l'extérieur, la bâtisse, de taille très modeste, semblait laissée à l'abandon et présentait un état de délabrement avancé. Des fissures lézardaient les murs d'un gris sale tandis que le lierre, brindilles desséchées par la rudesse de l'hiver en cours, s'était emparé de ces interstices. La poussière accumulée aux fenêtres, devenues d'une crasse opacité, ne laissait rien filtrer de l'intérieur aux yeux des curieux de passage.

Pourtant, une fois dedans, il apparaissait très clairement que la façade dégradée n'était qu'un leurre. Une odeur de renfermé, pas désagréable pour autant, interpelait les narines dès les premiers pas dans le hall d'entrée. La luminosité, faible mais chaleureuse des candélabres, installait un sentiment intimiste. Il y régnait cette atmosphère hors du temps propre aux vieilles bibliothèques.

Sans perdre de temps, je me dirigeai vers la pièce principale, un salon où il m'attendait toujours. Comme à l'accoutumée, les rideaux avaient été tirés de sorte que seule la faible lueur rougeoyante des chandelles murales éclaire la pièce. Sur chaque pan de mur, les gigantesques étagères laissaient entrevoir grimoires et parchemins s'entassant dans un chaos sans nom. Certains, disposés à même le sol, formaient des piles instables s'élevant vers le plafond.

Un raclement de gorge m'informa que ma présence avait été remarquée. Il était là, camouflé dans la pénombre et installé confortablement dans un fauteuil. Mon mentor. Celui qui m'avait tout apprit de la pyromancie. Celui que je rencontrai en secret pour m'initier aux arts mystiques.

Je sentis son regard me scruter sous sa capuche de haut-mage. Jamais je n'avais vu son visage qu'il prenait toujours soin de dissimuler à toute occasion. J'ignorai même jusqu'à son nom qu'il me tenait secret pour d'obscures raisons. Il préférait que je l'appelle « Maître ». Je détestai ça. Je le détestai.

Sa voix résonna. Faussement caverneuse. Je la savais feinte et modulée en vue de m'impressionner, de m'intimider, voire de m'écraser. Ou peut-être pour me cacher plus encore son identité. Quoiqu'il en soit, il n'était jamais parvenu à taire la raillerie de sa voix et ne perdait aucune occasion de se jouer de moi.

« Selinde, quelle heureuse surprise, je ne t'attendais plus. »

Il désigna du doigt le siège où j'avais pour habitude de prendre place. Je m'installai sans un mot. Face à cet homme dont je n'avais entraperçu que la barbe grisonnante, je me sentais misérable. Insignifiante. Je lui étais tant redevable qu'il m'était insupportable de me savoir dépendante de sa bienveillance à mon égard. Sans lui, je n'étais rien. Et je le détestai pour cela.

Il n'était pas rare qu'il me mette directement au défi en m'entrainant dans un piège de feu ou qu'il teste mes réflexes incantatoires avec diverses menaces à parer. Les exercices étaient d'autant plus ardus que ma ponctualité laissait à désirer. Son entrainement était cruel en apparence, mais avait eu le mérite de me préparer à une réalité sans pitié. Indéniablement plus efficace pour ma survie que la fréquentation d'une prestigieuse, et plus qu'onéreuse, école de magie haute-elfe. Je n'en gardais pas moins de colossales lacunes théoriques.

J'avais également échappé à la discipline quasiment militaire de l'Ordre de l'Orbe Flamboyant. Cette subordination aliénante, que je me savais incapable de respecter, m'aurait conduite vers un inexorable échec.

« Voyons, Maître, je vous sais soucieux des progrès de votre élève, aussi inconstante dans ses horaires soit-elle. Vous trouverez assurément de quoi me faire passer mon insolent manque de ponctualité.»

« Plus aucun tourment incendiaire ne te sera infligé par mes soins. Ni ce jour, ni un autre. Ton apprentissage prend fin dès à présent. Nous nous rencontrons pour la dernière fois. Tu n'es plus mon élève. Plus rien ne nous lie, toi et moi. »

Ses mots claquèrent comme une gifle. J'étais blessée. Furieuse aussi. Terriblement furieuse.

« Comment osez-vous ? Vous me jetez tel un de ces barils de poissons avariés dans les eaux nauséabondes du port d'Yris ! Comment osez-vous m'abandonner maintenant ? Vous avez entrouvert cette porte qui me faisait miroiter un avenir meilleur pour les miens, et vous la refermez violemment sans raison ! Vous aviez juré… Mais ce n'était que de belles paroles en l'air, n'est-ce pas ? Vous n'êtes pas bien différent de tous ces puissants, nécrosés jusqu'à l'os.»

Je m'étais levée, le poing levé et enflammé, menaçant d'un regard courroucé et embué par les larmes de l'injustice, ce savoir inscrit sur ces tas de papier qui gisaient dans la pièce. Si inflammable. Si fragile. Il suffisait d'un geste négligeant du doigt pour le réduire en fumée. Si je ne pouvais bénéficier de ces connaissances, nul autre ne les aurait.

« Calme-toi, Selinde. Ce n'est pas de gaité de cœur que j'en viens à rompre ma promesse.»


Debout à son tour, il plaça sa main sur mon avant-bras dans un geste d'apaisement, brisant par la même mon sortilège d'une incantation prononcée à demi-mot. Il m'était encore supérieur de si loin.

« Je ne te laisse pas sans arme pour autant. Pas sans cette clé dont tu as besoin pour avancer seule. La suite ne dépend que de toi.»


Il me tendit le livre qu'il n'avait pas lâché de tout notre entretien que je pris sans un mot. J'ouvris lentement le grimoire devant son insistance. Comme je le présumai, il n'était plus de toute jeunesse et avait déjà eu un propriétaire peu scrupuleux, comme en attestaient les pages écornées, les notes manuscrites dans les marges et mêmes les quelques ratures parsemant l'ouvrage. Voyant ma grimace devant mes découvertes, mon tuteur se justifia alors d'un ton affecté.

« Penses-tu qu'il soit aisé de se procurer un tel ouvrage ? Celui-ci appartenait à un sorcier ayant trouvé une fin tragique durant une mission périlleuse pour le compte de l'Ordre.
Un sort funeste qui attend quiconque suit aveuglement ses enseignements. Pour ton salut, reste éloignée de la Tour et ne t'avise pas de rêver de son sommet. »


Je hochai la tête pour acquiescer sans réellement écouter, déjà absorbée par quelques phrases sibyllines, écrites à la main en bas d'une page. Intéressant.
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