Cendre, ou l'oxymore sophistiqué.
#1
Partie I : Des yeux de glace...

Près de Blancastel, il y a vingt-sept ans...

Il y avait toujours de nouvelles rencontres à faire sur les routes taliennes.

Le territoire du Roi était bien placé et permettait à une grande partie du royaume d'Ecridel de commercer sur des routes sûres et gardées. De nombreux soldats longeaient ces routes, mais trop peu se hasardaient à s'en éloigner, si bien qu'il n'était pas certain pour le simple voyageur de sortir indemne d'un petit détour dans les bois du royaume. Lazzare, lui, ne faisait jamais de détour. Ce n'était pas dans ses habitudes, et encore moins dans son caractère.

[Image: zb4t5Cc.png]Le jeune homme qui était dans la fleur de l'âge longeait comme tous les soldats avant lui le chemin de terre qui partait de Dorival, passait par Malefosse, Fierlac et Blancastel et se terminait alors aux portes d'Yris. Il était partit de Malefosse – après trois jours, il avait dépassé Fierlac. Maintenant que le crépuscule du quatrième jour tombait, il savait qu'il n'arriverait pas à temps à Blancastel mais n'en fut pas étonné. Son cheval était robuste mais lourd. Ce n'était pas du tout un coursier comme en attestait ses sabots larges et forts. Ses cuisses puissantes étaient nerveuses mais le plus souvent armurées. C'était un cheval de guerre à n'en pas douter, un de ces beaux chevaux de la race des poitevins à la robe rouan vineux et au crin lavé.
Lazzare en était fier de sa monture – il l'avait même nommée. Son père le lui avait offert quand il était entré dans l'armée talienne, et s'ils n'étaient pas nobles, il avait eu l'honneur de le garder dans ses fonctions. Balios était un excellent cheval, obéissant et prévoyant, mais surtout imposant.
Aussi quand ses sabots frappaient le sol, au trot, il semblait qu'il martelait avec véhémence la terre et chaque petite créature se mettait aussitôt en déroute, s'enfuyant dans quelques trous ou terriers pour disparaître de la vue de Lazzare Di Scudira.

Ce dernier eut un sourire satisfait – sans doute de sa ronde sans encombre – et flatta alors l'encolure de son étalon. Balios renâcla et agita son cou fort. Le silence fut brisé par le cliquetis métallique de son mors, et puis finalement par des bruits de sabots.
Lazzare releva la tête, intrigué. À cette heure de la nuit, toutes les montures avaient au moins une place dans une écurie – d'ailleurs il rejoignait lui-même la petite auberge au bord de l'eau, celle qui bordait la rivière, juste avant Blancastel.
Il jeta un œil derrière lui et aperçut un étrange cortège, s'extirpant de l'obscurité et surtout, bien loin du chemin que les commerçants itinérants et les voyageurs habitués prenaient. Il ne fallut pas longtemps au jeune Scudira pour comprendre ; en réalité, il ne lui fallut qu'apercevoir les trois cerfs elfiques pour comprendre qu'il avait à faire à une délégation toute particulière.
Il tira légèrement sur les rennes de son cheval, afin de faire reculer légèrement Balios et laisser passer le cortège qui se composait finalement de deux hommes, montés chacun sur un élan à la robe alezane, et d'un petit carrosse de bois blanc lui-même tiré par deux élans encore, mais cette fois de robe rouan bleu.
C'était la première fois que Lazzare, du haut de ses vingt-cinq ans, voyait de ses propres yeux un cortège d'elfes – et d'ailleurs, s'il devinait juste, d'elfes du nord.

« Messire » commença l'elfe, à une dizaine de mètres, arrêtant sa monture d'une simple caresse sur l'encolure, « savez-vous où nous pouvons trouver une auberge et une écurie pour passer la nuit ? »

Le talien ravala sa salive. L'accent était frais. Plus aucun doute désormais pour le jeune Lazzare, ce ne pouvait qu'être des elfes du nord, des elfes de Cyrijäl. Il se souvenait à peine du nom de la ville, mais ses cours parlaient également d'un artisanat du bois sans égal et de ses cerfs à taille de cheval, capables de traîner des carrosses et de porter au combat les soldats de l'Ingemann. La rencontre semblait surréaliste, mais Lazzare savait qu'elle n'avait rien de plus vraie.

« Un peu plus à l'est, si vous continuez sur cette route, vous croiserez la petite auberge Le Lit du Fleuve. Ça ne paye pas de mine, mais ils ont une écurie et la cuisinière est douée. »

Les deux elfes se jaugèrent. Lazzare resta muet, observant d'un œil curieux l'étrange spectacle. Les deux elfes avaient en effet des cheveux aussi blancs que la neige, et une peau si pâle qu'elle semblait transparente. Il aurait pu juré voir la lumière à travers leur épiderme, mais ne se serait pas permis de le leur faire remarquer. Ses mains étaient bien trop serrées l'une contre l'autre, à tenir ses rênes de toute manière.

« Merci talien, nous irons faire reposer nos bêtes là-bas alors. Que Fryelund veille sur vous*. »

Un simple salut, de la main ou de la tête, et le cortège se remettait en route. Lazzare ne bougea pas, et ne fit pas non plus remarquer qu'il s'y rendait. Il resta simplement silencieux, puis à un moment, alors que le carrosse passait devant ses yeux, il lui sembla apercevoir la plus jolie créature que tout Ecridel ait pu porté.
La jeune femme qui se tenait assise et parlait avec sa voisine et son voisin avait la peau pâle mais crémeuse – elle ressemblait à un nuage, et Lazzare sentit qu'elle était au moins aussi douce. Ses yeux étaient clairs aussi, mais il n'aurait su dire de quelles couleurs. Ses cheveux enfin étaient blancs et coiffés de perles et de saphirs. Son visage était anguleux et fin, doux surtout.

Le jeune soldat resta pétrifié sur place quand elle croisa au dernier moment son regard.
Il était persuadé de l'avoir vu lui sourire.


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* en elfique
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#2

Comme il l'avait dit, la petite auberge ne payait pas de mine. Elle donnait sur le fleuve, et c'était bien la seule chose qui faisait qu'elle était aussi réputée et visitée – ça, et sa cuisine.

[Image: Zm580X3.png]Il était vrai que sous son toit de tuile d'ardoise se cachait une petite bonne femme, menue et enjouée, du nom d'Adorine. Elle était peut-être la plus grande cuisinière hors de la capitale, du moins c'était ce que pensait Lazzare. Il n'avait qu'une hâte à chacune de ses rondes jusqu'à Yris, c'était de s'arrêter au Lit du Fleuve pour y manger des paupiettes de sanglier rôties dans leur jus. L'idée même le fit saliver.
Il hâta quelque peu son cheval. Balios renâcla, mais il adopta un trot plus soutenu et plus rapide. Lazzare ne voulait pas rattraper le carrosse, et en même temps, quelque chose le poussait à au moins le croiser de nouveau. Cette chose c'était peut-être la fille-nuage, ou peut-être simplement son estomac. Sans doute la fille-nuage.
Depuis une dizaine de minute, la tête de Lazzare était envahie de son image, de son sourire doux et de ses yeux clairs. Ils étaient froids, mais il voulait en connaître la couleur. Il ne savait pas vraiment pourquoi il se hâtait autant – il avait vingt-cinq ans maintenant et les femmes n'étaient pas vraiment ce qui l'intéressait, il avait d'ailleurs bien assez à surveiller ses quatre jeunes sœurs qui étaient toutes plus jolies les unes que les autres et c'était là bien son problème.

Elle ne le regarderait sans doute pas ; il avait trop de couleur pour un elfe, et sans doute était-il trop mortel également pour un flocon immortel.

[Image: QMSeFHT.png]
Lazzare n'était pourtant pas des plus moches, il était même plutôt agréable. Comme la plus part des Di Scudira, il était grand et large d'épaules. Bien carré, comme disait son propre père. Il avait les cheveux roux - de sa mère - et des yeux vert clairs, brillants de sévérité la plus part du temps, une sévérité qui servait surtout à cacher un coeur d'or. Dans son armure, il aurait pu parader comme un coq, d'autant plus que perché sur son cheval, il ressemblait davantage à un capitaine qu'à un simple soldat. Mais ce n'était pas vraiment le genre de la maison.
Lazzare était modeste, d'une famille aisée qui avait toujours travaillé à faire grandir les affaires familiales. Lui-même s'y hâtait, afin de participer à l'éducation de ses sœurs, mais également pour préparer les différentes dots. Il ne voulait pas qu'elles aient un mari trop violent ou trop ivre, il voulait pour elles le meilleur, comme il voulait le meilleur pour lui.
Et le meilleur, à ce moment-là, c'était elle.

Le flocon immortel.

Il arrêta son cheval en l'apercevant. Le carrosse attendait devant l'auberge, les cerfs y étaient encore harnachés. Elle descendit, aidé par ce qui était plus tôt son voisin. D'ici, il put la détailler davantage, et la trouvait encore plus belle.
Fine et fluette, elle était haute mais seulement que de ses talons. Sa taille était élancée, elle semblait légère. Le moindre de ses pas était une danse, lente et minutieuse, calculée. Elle le surprit à la regarder. Il fut surpris qu'elle s'en aperçoive – il avait oublié que les elfes avaient des sens bien plus développés que le commun des mortels.

Elle lui sourit une seconde fois, et cette fois il fut sûr que ce sourire lui était adressé.

Il chavira.

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#3
[Image: unkxeFN.png]« Vous êtes… reine ? » balbutia difficilement Lazzare, submergé par la timidité, lui qui ne l'avait jamais vraiment été. C'était même un gaillard sociable et sans gêne, assuré et plein de prestance. Pourtant, face à elle, il se sentait un petit gamin sans défense.

Elle, elle était d'un calme olympien. Sa peau était laiteuse, blanche comme un nuage, et ses yeux étaient d'un bleu légèrement violacé. Elle tenait dans la main droite ce qui ressemblait à un bâton stylisé. Haut de deux bons mètres, ce n'était alors qu'un barre d'or blanc se terminant en un arc de cercle ciselé d'arabesque. Il s'était dit que c'était le signe d'un haut rang, mais pour être bien honnête, il ne savait plus trop, il ne savait plus grand-chose.
[Image: 9LhmKhR.png]

« Non » elle eut un petit rire qui sonnait moqueur, mais le son de voix était un tintement doux, sans impureté « je ne suis qu'une prêtresse. »
« Une prêtresse ? » Il aurait du s'en douter, habillée d'une houppelande blanche et bleu pâle, mais elle était si belle, « Votre reine doit être bien jalouse, car je doute qu'une créature puisse être plus belle que vous dans tout Ecridel. »

Un silence s'installa, comme Lazzare se rendait compte qu'il avait parlé avec le coeur plutôt qu'avec l'esprit. Il ravala difficilement sa salive, baissant légèrement les yeux. Elle eut un petit sourire en coin, charmé peut-être par ces maladresses et par son honnêteté, surtout par son honnêteté. Ce n'était pas des choses que l'on entendait chez les elfes. Ils étaient tous trop humbles et modestes en amour, tous dans la patience. Il n'y avait que les hommes pour connaître la passion dévorante.
À la vérité, l'amour elfique était peut-être plus doux et sans vague, mais il avait le mérite de durer éternellement pour bien des couples. La prêtresse n'ignorait pas qu'il y avait chez les hommes une éphémère flamme amoureuse, qu'elle apparaissait parfois comme un brasier inépuisable et s'éteignait au premier coup de vent.

« Ma Reine n'a rien à envier à la beauté, mais je vous remercie du compliment. » Un petit geste de tête en guise de merci, la « jeune » femme – Lazzare ignorait son âge et n'aurait pu le deviner – avança sa main fine vers lui. Il se pencha pour l'embrasser aussitôt. « Je suis Lìrulìn Meneldä. »
« Lazzare di Scudira, je-je suis… » Il chavirait, encore, se sentant faiblir. « … milicien, dans la nation entière, enfin, non, milicien du roi, je voulais dire... »
« Vous allez jusqu'à Malefosse ? »
« Non, Port-Noir, pour la fin de la semaine... » osa-t-il, se faisant de plus en plus petit sous le regard fixe de l'elfe.
« Alors nous nous suivrons. Je dois me rendre à Balard. »
« Pourq-quoi ? Enfin, pour... quelles raisons, Balard ? » Il s'était étonné de sa témérité et de sa curiosité. Lazzare n'était pas quelqu'un de très curieux, contrairement à ses sœurs. Il se contentait toujours du strict nécessaire à vraie dire. L'elfe eut de nouveau un petit rire, visiblement amusée par le talien.
« Je dois y soigner des blessés. »
« Oh. » Le soldat sembla réfléchir avant de reprendre, « C'est les attaques de saurotarques ? »

Elle hocha la tête avec un petit sourire.

« Vous êtes une guérisseuse ? »
« En tant que prêtresse d'Anantaë, c'est mon rôle oui. »

Il hocha à son tour de la tête, comprenant maintenant pourquoi il se dégageait d'elle une apparente douceur et quelque chose de tout à fait doux et calme.

« Je pensais qu'il n'existait qu'un seul dieu chez les elfes – à savoir Fryelund ? »
« Anantaë est le nom que l'on donne à l'Aspect de l'Eau. Fryelund est composé de mille aspects selon les elfes de Cyrijäl, et chacun d'entre eux commande à un élément et à un domaine. Anantaë est l'esprit de l'eau, l'aspect de la guérison et de la pureté. C'est l'Aspect que l'on vénère le plus à Cyrijäl. »

De nouveau, il hocha la tête. Il n'était pas difficile de comprendre cette position, car les taliens eux-mêmes étaient polythéistes.
Un autre elfe coupa pourtant la discussion qui avait commencé à l'entrée de la taverne. Il avait les cheveux blancs également et des oreilles longues et pointues. Il tendit sa main vers la jeune femme.

« Grande Prêtresse, il est temps de vous reposer. Demain, la route sera tout aussi longue et épuisante encore. »

Lìrulìn salua d'un petit signe de main Lazzare et suivit finalement l'elfe jusqu'à l'étage, sans doute pour rejoindre sa chambre.
Le talien resta circonspect. Elle ne s'était présenté que comme étant prêtresse, et pourtant, au vu des réactions des autres elfes autour d'elle, elle semblait tellement plus importante que ça… Le jeune milicien, sans comprendre, commanda un repas au comptoir et y passa une partie de la soirée à réfléchir.
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