Un rêve d'encre et de plume.
#1
Il faisait froid dans tout Korri. Un froid inhabituel et saisissant, mordant.
Mais la jeune Corbic, elle, n'en ressentait pas le picotement douloureux, car dans son cœur il faisait bien plus froid encore.

Décharnée, la peau diaphane comme celle d'une morte, elle gesticulait encore sans que l'on ne puisse deviner si c'était là la preuve irréfutable de son vivant, ou encore si elle n'était plus qu'un simple pantin dont les cordes auraient été tiré avec expertise par on ne sait quelle créature de nuit. Car oui, malgré sa blancheur livide, Quoth faisait encore penser à la nuit même, plus exactement elle semblait privé de toute luminosité, de toute brillance, tout comme le Corbeau de la légende qui un jour avait osé voler la lumière.
Ses longs cheveux – qui lui atteignaient maintenant le bas du dos – étaient autant de longs doigts crochus raclant la peau de ses omoplates. Ses yeux céruléens avaient un jour brillaient d'un brasier farouche et fougueux, inspiré par la force de la jeunesse, son hardeur sans limite et quelque peu crédule ; aujourd'hui il ne restait que deux pupilles un peu vitreuses dont la couleur claire s'était petit à petit assombrie.
L'iris elle-même avait eu le bon goût de se cercler d'un halo violacé comme pour annoncer à quiconque voulait se plonger dans ce regard qu'il n'avait d'humain que l'aspect. Plus rien ne subsistait en elle – plus rien, depuis longtemps.

Somme toute finalement, Quoth était une pâle copie d'elle-même à ce moment là, pâle, quasi translucide même, irréelle. Un spectre aurait eu plus de consistance que cette pauvre petite chose.
Elle tenait là, assise, au milieu d'une clairière où le froid aurait engourdi le plus sanguin des félins. La Corbic, sans être ni féline ni sanguine, se contentait d'attendre, comme insensible au froid. Son regard disparaissait sous sa cascade de cheveux de jais piquée d'une centaine de plumes couleur onyx, saphir ou encore améthystes. Ses coquetteries passaient pourtant inaperçus car sa coiffe chamanique était elle aussi piquée des mêmes atours aviaires, si bien qu'il était difficile de discerner Quoth de sa coiffe.

Cette tenue d'apparat la seyait au mieux, bien que dans le même temps elle la rendait plus effrayante encore. Personne n'aurait approché de celle que tous soupçonner secrètement de dévorer les cœurs. C'était un crime dans Korri ! Un crime très grave chez les Hommes-Bêtes plus largement, sévèrement puni également. Il y avait peu de crime en Korri, car la loi de la nature était celle des hommes de la forêt, et la nature elle-même se contentait de peu. Mais celui-ci était le plus odieux de tous ; il participait à capturer les âmes et à les retirer du grand chemin tracé par Estalia.
Ce n'était pas rien – n'était-il d'ailleurs pas puni de mort ?
Bien sûr, sans preuve, le mystère planait encore, mais un jour la vérité finirait par éclater, et ce jour-là alors... ce jour-là, il y aurait des comptes à rendre, à n'en pas douter.




« Croooôôâââ ! »

Un corbeau fait de chair et d'os venait de se poser. Fier, il jeta un regard à l'étrange créature qui se tenait à quelques mètres de lui, le nez baissé et la tête parée d'un immense crâne blanchi décoré de plumes. Elle ne ressemblait à rien de ce qu'il avait pu voir de sa longue vie de corbeau. Elle ne semblait pas ronger par les vers, et pourtant il y avait autour d'elle une odeur âcre de décomposition.
Elle sentait la mort ; le corbeau connaissait bien cette odeur – lui aussi la portait sur son plumage de jais.
Voilà qui intriguait donc vivement le corbeau fait de chair et d'os.
Morte ou bien vivante, cela changeait beaucoup pour lui. Si elle était vivante, elle ne lui était d'aucun intérêt. Un épouvantail au plaisir, ni plus ni moins. Si elle était morte – ou inconsciente à la limite – alors il aurait été peut-être possible, à renfort de quelques coups de becs bien placés et hargneux, d'imaginer lui voler un œil ou deux. Ainsi, si elle était un beau cadavre bien conservé, il aurait au moins pu s'éprendre d'elle – gustativement parlant.

L'animal curieux fit confiance en son bon sens. Elle ne bougeait pas, et elle sentait la mort. Par un temps pareille, la malheureuse avait du succombé à quelques toussotements qui parfois crèvent les poumons ! Ou mieux encore, elle était juste morte le plus naturellement du monde, comme certains enfants parfois trouvent le repos bien tôt. S'il s'y prenait maintenant, il aurait au moins le temps d'attaquer sa langue avant que les loups ne rappliquent !
Osant quelques bonds vers la Corbic, le corbeau fait de chair et d'os était brave. Son œil sombre était brillant et son bec était abîmé par quelques combats qu'il avait du mené dans le passé.
C'était, selon Quoth, un excellent choix.

Quand il fut à portée de bras, la Corbic releva le visage. Soudainement, parmi l'emmêlement de cheveux et de plumes, son œil cerclé de violet perça dans l'obscurité de sa tignasse. Surpris, le corbeau fait de chair et d'os aurait aimé partir, s'envoler à tir d'aile, mais voilà que son souffle était bloqué et ses ailes comme paralysées par la peur. Elle ne lui inspirait rien de bon. Il avait bien entendu parler de celle-qui-enchaîne-les-esprits, mais pouvait-elle avoir un visage aussi poupon, un visage de porcelaine livide, et posséder dans le même temps une aura si faible que cela ?
Il poussa un nouveau croassement qui se perdit dans le silence ; au même moment, un nouveau corbeau, fait cette fois-ci de fumée et de mort, se posa sur l'épaule de la chamane. Ses yeux étaient comme deux rubis, au rouge si vif qu'on aurait dit du sang frais. Il guetta le corbeau fait de chair et ouvrit son bec. Rien n'en sortit qu'un petit croassement, mais la Corbic sembla sourire en coin. Son visage alors impassible était fendu maintenant d'un rictus malsain et dérangeant.
Avant que le corbeau fait de chair eut pu dire ou faire quoi que ce soit, la main de la Corbic se referma sur lui. Il sentait que la poigne était rude, et son aura avait fortement changé. Elle avait tant changé au niveau de l'odeur qu'au niveau de la puissance. Quelque venait de se passer, invisible.

Le corbeau fait de chair se mit à croasser aussi fort qu'il le pouvait, battant des ailes, mais si ce n'est abîmé son plumage, rien n'y faisait. Dans sa lutte effrénée, sa maigre force d'oiseau ne pouvait rien. Il était fini, perdu, emprisonné, et bientôt il finirait quelque part – on ne sait où – mais voulait-il seulement le savoir ?
La Corbic se leva et partit, d'un pas léger comme celui d'un être éthéré, et lent, sans peur, sans tremblement. Elle était froide comme la mort, et sa main semblait dessiner par une centaine de toutes petites cicatrices aussi fines qu'irrégulières. Elles étaient encore fraîches.

Elle tremblait ; le corbeau sentait le moindre de ses frissons.
Ce n'était pas le froid – c'était l'excitation.
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#2
Le terrier de la Camarilla était un labyrinthe simple et chaud. L'entrée était un grand cercle de pierre creusée sous la terre de Korri, à la façon de la Galerie des Songes.
Cette grande pièce donnait sur plusieurs couloirs plus ou moins étroits ; le plus sinueux d'entre eux était celui qui amenait à la chambre de la Corbic. Décoré de plusieurs squelettes empalés sur des pieux d'ivoire taillés, le couloir serpentin laissait seulement assez d'espace pour qu'une seule personne, et une seule, n'y entre.
Au fond de ce couloir s'étalait l'étrange chambre de Quoth Corbic. Un bain de sang était caché derrière les hautes bibliothèques hélionnes, remplies de divers livres traitant sur les esprits et leur manipulation. Au travers de ses lectures elle avait découvert la magie corrompue de certains haut-elfes mais rien de semblable avec son art. Elle ne jouait pas avec les démons, du moins le Grand Freux n'en avait pas l'apparence.

Aussi, c'est dans son bain que Quoth attendait, trempant dans un curieux mélange d'eau, de lait et de sang qui permettait après un savant dosage d'obtenir une crème onctueuse et rougeâtre. Quelques pétales de pivoine parfumaient le tout, embaumant la pièce d'une odeur macabre et chaude à la fois.
Posé sur la table face à la baignoire creusée dans la pierre – une sorte de bassin enfoncé dans le sol – se tenait la cage sombre où le corbeau fait de chair et d'os était prisonnier. L'animal, rencontré la veille, faisait toujours un boucan infernal. A coup de bec il attaquait furieusement les barreaux pour tenter de s'échapper, tandis qu'il croassait aussi fort qu'il le pouvait comme pour appeler à l'aide. Effrayé par la multitude d'autres corbeaux qui, comme lui s'était retrouvé dans cette cage, et qui maintenant reposait suspendu à un fil au dessus d'un chaudron à faisander lentement, il se faisait détestable dans l'espoir fou qu'elle lui ôterait plus vite la vie, ou mieux, qu'elle le libérerait.
Il avait bien raison de se méfier finalement car ce qui l'attendait serait sans doute pire que la mort. Bien pire encore.

Finalement, Quoth s'extirpa de son bain. L'eau faisait en sorte que le sang ne tâche pas sa peau diaphane. Là, elle attrapa une serviette faite de coton blanc et essuya méticuleusement chaque portion de son corps, chaque parcelle de peau, frottant au hasard comme pour chasser quelques saletés imaginaires. Ensuite, elle enfila sa robe d'aile-charbon. Elle laissa sa lourde coiffe d'os juste à côté de la cage noire. L'oiseau s'en tenait particulièrement éloigné, terrifié par la possibilité que cela ne le touche. Elle passa finalement la pièce en revue, d'un regard circulaire et sombre. Tout était à sa place.
Il ne manquait plus qu'une seule chose.
Et il ne tarderait pas à arriver.

Quoth leva la main et son sceptre de noirceur se cala dans sa paume. La faible lumière qui émanait de la belle gemme améthyste se décupla à son contact. Ce n'était pas un brasier éblouissant non plus, mais l'éclat tamisé avait redoublé entre ses doigts.

[Image: 1.gif]« Ne t'inquiètes pas, petite chose. Tu aurrras plus de valeurr morrt que vivant. Dis toâââ que je vais... te sublimer. »

Un petit sourire fendit en deux le visage de la Corbic. Elle tira une chaise pour s'y asseoir, tout en avisant le corbeau fait de chair qui reculait, pris au piège entre Quoth et sa coiffe peu rassurante.
Comme elle l'avait prédit, un homme au masque fait d'os passa le pas de sa chambre. Elle releva sur lui sa face blafarde et c'est avec un sourire encore qu'elle murmura :

[Image: 1.gif]« Cadeau. »
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