Le fou et le chien
#1
Naguère, jadis, autrefois, vécut à Babylios un fou, atteint d'une folie des plus singulières. Il errait de par la ville en portant en équilibre sur sa tête une brique. Et à chaque fois qu'il croisait un chien errant, il s'immobilisait à ses côtés, avant de pencher la tête, de façon à faire choir sur l'infortuné animal son contondant couvre-chef. Le chien ne manquait jamais d'aboyer face à si douloureux traitement, mais ne parvenait jamais à comprendre la source de ses malheurs, procurant au fou un amusement d'une impunité totale.

Il en alla ainsi au détriment des reins des chiens de Babylios pendant des années, jusqu'au jour où le fou croisa le chemin d'un lévrier, aussi fin que racé. S'approchant de lui comme à son habitude, il pencha la tête, et fit choir sa brique sur le canidé, l'éborgnant au passage. Folle de douleur, la bête hurla à rendre l'âme, mais ne fut pas plus apte que ses prédécesseurs à comprendre d'où venait la brique.

Mais ce que le fou ignorait, c'était que ce lévrier appartenait au plus massif des bouviers de Babylios, réputé aussi fort que les boeufs placides dont il avait la garde. Témoin de la scène et furieux face à pareil traitement infligé à son canin compagnon, qui jamais ne manquait de lui retrouver bêtes égarées comme pistes d'oasis, le bouvier s'écria :


-MON LEVRIER ! MON LEVRIER !! MON LEVRIER !!!

Et administra ce faisant au fou la pire raclée qu'il se soit vue de mémoire de fou, ponctuant chaque coup d'une vocifération indignée. Avant de l'abandonner dans le caniveau, dans l'état de quelqu'un qui aurait vu s'écrouler sur lui un mur de briques entier.

Un mois passa, pendant lequel on ne revit plus le fou. Mais finalement, un beau jour, sa porte s'ouvrit, et il reparut, remis de sa magistrale correction, avec sa sempiternelle brique toujours juchée sur la tête. En le voyant à nouveau se diriger vers un chien errant, ses voisins soupirèrent, car il était assurément illusoire que de vouloir guérir un fou de sa folie. Mais une fois arrivé à côté du chien, qui se trouvait cette fois-ci être un labrador, le fou l'examina avec attention, et s'écria :


-C'est un lévrier ! C'est un lévrier !

Et s'enfuit, sa brique toujours en équilibre sur sa tête.

Depuis ce jour, à chaque fois que le fou croisait la route d'un chien, fût-il grand ou petit, racé ou bâtard, jamais il ne manquait de conclure : "c'est un lévrier !". Et jamais plus il ne fit choir sa brique sur quelque animal que ce soit.
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