Perdition.
#1
Perdition.
NB: Avertissement scène violente et psychologiquement difficile.

Il y avait dans le cœur de la petite Quoth une plaie béante.
Cela faisait un an. Pourtant, elle s'en rappelait comme si ça datait de la veille.
Elle aimait à se rappeler son regard clair, ses cheveux sombres et ses lèvres fines. Sa façon de se tenir, tantôt d'être prévoyant, tantôt de la fuir. Elle se souvenait avec délice des heures passées à côté de lui ; elle se souvenait avec amertume de sa disparition soudaine aussi.
Et alors il ne restait plus qu'en elle une immonde tache, un vide sans-fond, quelque chose.



« Mais je suis là, moi. »

Un long frisson remonta l'échine de la poupée de porcelaine ; Quoth était belle, de ces beautés effrayantes que l'on a peur de briser à la moindre étreinte. Elle était belle avec ses yeux céruléens, ses longs cheveux de jais et sa bouche couleur pêche. Belle mais squelettique, avec un teint diaphane qui lui donnait cet air de déjà-morte.
Quand elle releva le nez, elle croisa le regard rubis du Grand Freux. Il se tenait là, debout, immense, et ses longues ailes la surplombaient, la plongeant dans une obscurité plus ténébreuse encore que la pénombre de la forêt. Elle eut un petit sourire, timide, mais sincère. Allongée sur le sol duveteux d'herbe, elle semblait fragile.

« C'est vrrrai. » Elle le fixait, avec un regard doux, fascinée. « Tu as toujourrrs été là. Pour moââ. »

Une plume du grand corbeau frôla la joue de la jeune fille ; Quoth eut un petit soupir alors qu'elle fermait ses paupières. La plume s'éternisa sur le rebondis de sa joue, si bien que la chamane rouvrit les yeux. Le bec du Corbeau était proche de son visage – beaucoup trop proche. Elle en sentait l'haleine putride de décomposition et de mort.
Elle recula le visage ; il accompagna son geste, la suivit. Elle grimaça. La Corbic avait horreur des contacts charnels, et n'en affectionnait qu'un seul : celui pendant lequel elle enfonçait ses doigts dans la poitrine de ses victimes pour leur en voler le cœur, et l'âme.
Quoth serra les dents pour ne pas hurler ou se débattre. Elle resta digne, et ses longs cils noirs se refermèrent de nouveau sur ses pupilles cristallines. Ses doigts glissèrent sur le sol où elle était allongée depuis le début ; elle posa le bout de ses phalanges sur sa petite boite de bois et la serra.

« Tu y tiens plus qu'à moi » remarqua le Grand Freux « même après tout ce que j'ai fait pour toi. »

Il y avait de la colère dans ces mots. De la rancœur.
Les yeux bleus céruléens de la Corbic s'ouvrirent de nouveau, et elle dévisagea avec un air insolent le Grand Corbeau, le visage peint d'un air fier qui lui seyait mieux qu'à personne. Sans en avoir l'air, Quoth avait cet air parfaitement noble, un air hautain, au-dessus du commun des mortels. N'était-ce pas ce qu'elle était de toute façon ? Au-dessus de ces considérations de mortels ?

« Que veux-tu que tu n'as pas déjà de moââ ? »

Le Grand Corbeau plissa les yeux, l'air inquiétant. Les plumes glissèrent le long de son épaule jusqu'à ses hanches. Son regard avait changé ; à peine. Son œil rubis s'était voilé du désir malsain des grands. La Corbic serra davantage les dents. Elle comprenait où il voulait en venir. Ce n'était pas la première fois qu'il le lui demandait. Aujourd'hui, cependant, son regard était plus insistant. Elle se doutait bien qu'un jour, il finirait par prendre sans le lui demander ; elle redoutait que cela ne fut ce jour même.

« Pourrrquoâ ? »
« Car c'est la dernière chose que tu possèdes, Quoth. Et tu le sais : on n'est libre que lorsqu'on n'a plus rien… »
Elle sentit les plumes glisser le long de ses hanches, frôlant son ventre blanc. Elle détourna le regard comme petit à petit elle se retrouvait plongée dans l'obscurité, le Grand Freux la surplombant et ne laissant pas un seul rayon lunaire percer au travers de son plumage.
« Tu refuserais de me la donner ? »

Elle inspira profondément ; pour la première fois depuis des années, la peur lui nouait les entrailles. Cette sensation pourtant lui était familière, lointaine oui, mais diablement familière. Comme un goût de déjà-vu. Elle serra les poings, se retenant de frapper le Grand Freux, mais elle n'avait qu'une seule envie : frapper et fuir. Mais elle était déjà piégée. Sous lui, enfermée sous ses ailes… sous son égide obscure.
Comme un cancer, il s'installa sans un mot. Elle se contracta et envoya ses poings valser dans la poitrine du Grand Freux, pour l'y interdire, pour le repousser. Elle ne voulait pas, elle l'avait assez dit. Ses ongles griffèrent et ses jambes frappèrent avec violence, mais en vain. Sa force de femme n'y fit rien ; il prit quand elle n'avait rien à donner, et c'est dans le sang que se régla la lutte. La douleur scia la Corbic en deux et lui fit perdre sa voix sur le moment. Il ne resta du son cristallin qu'un gargouillis douloureux.
Elle sera davantage les dents, afin qu'aucun bruit n'en sortit, par fierté tout d'abord, par honte ensuite. Elle sentit ses yeux se mouiller de larmes, et la douleur lui tordre l'estomac – ou bien était-ce le dégoût ? Le froissement des plumes la dérangeait ; le bruit lui était même insupportable.

Cela dura. De longues secondes. De lourdes secondes. Pesantes de silence

Elle glissa finalement ses doigts dans le plumage du Grand Freux, le serrant à lui en arracher une ou deux, et elle s'y agrippa, fragile et frêle petite poupée de porcelaine. Elle se mit à haleter vivement ; son souffle se fit court, sa tête se mit à tourner, et finalement c'est dans un petit murmure plaintif qu'elle poussa un couinement pitoyable étouffé sous les sanglots :

« Pas encorrre Emmett… »

Les secondes se firent des heures dans sa tête, les minutes des années. Elle sera davantage le Grand Freux en ébullition contre elle. Sa peau chauffa à son contact, reprenant des couleurs, et son cœur se mit à battre plus vite. Rapidement, ses joues s'empourprèrent. Sur ses pommettes, les larmes avaient laissé des sillons salés encore mouillés.
Soudainement, elle se souvenait. De ses longues années, de ses longues heures, à apprendre l'histoire de la famille Goupil, fixée sur les genoux de ce bon Emmett, à observer son regard de renard curieux la dévisager, courir le long d'elle parfois. Tu n'es pas assez parfaite, disait-il. Il tenait à ce tout soit parfait, ce bon Emmett, car il était comme ça. Parfait.
Dans un regain d'énergie, la Corbic se mit à lutter. Ses griffes s'enfoncèrent dans la peau du Grand Freux et elle le mordit ; il n'y répondit pas, mais elle eut davantage mal au même moment. Alors, c'est docilement qu'elle se laissa choir sur le dos, et c'est en silence qu'elle donna ce qu'elle n'avait pas, ou plus, depuis longtemps…






« Maintenant, tu n'as plus rien. »
Allongée sur le côté, couverte d'un long manteau de plume, Quoth ne répondit pas. Elle sentait le sang sur sa peau diaphane lentement s'écouler. Elle sentait également que des griffes avaient ravagé sa peau, et que des larmes avaient creusé son visage. Elle était fatiguée comme après avoir couru un mois entier, et enfin, elle se sentait encore plus vide.
« Tu m'as tout prrrris » murmura la Corbic « il ne me rrreste plus rrrien. »
« Justement. Maintenant, tu es parfaite. »
Derrière son bec, on pouvait deviner un sourire espiègle, presque moqueur.
La Corbic ne répondit pas.

Son regard était vide, quelque peu vitreux même. Elle ne se sentait pas capable de se relever. Elle avait bien trop mal de toute façon, et bien trop peur pour oser. Elle inspira profondément et tendit la main vers la petite boîte de bois qui était restée là.
Elle la colla contre son buste et ferma les yeux. D'ici, elle entendait les cris plaintifs et douloureux des âmes qu'elle avait condamné à l'errance et à la souffrance éternelle. Elle les entendait, et cela la faisait se sentir moins seule… Si elle souffrait, les autres aussi devaient souffrir. Ce qu'on lui avait arraché, elle l'arracherait aux autres, sans vergogne, sans pitié. Comme ils l'avaient fait pour elle.

« Quoth, il te faut avancer. »
« Pourrr aller où ? »

Le ton de la jeune fille était sombre. Tenant sa petite boite de bois, elle avait froid, elle avait mal. Le sang ne cessait de couler. La douleur était comme si une dizaine d'ongles s'était enfoncée dans sa chaire pour tout y déchirer. Elle renifla finalement.
« Pour la suite. Pour tout ce que tu prépares depuis des mois entiers… il faut bien qu'à tout ceci, il y ait un accomplissement, non ? Tu ne croyais quand même pas que je te faisais subir tout ça pour mon seul et unique plaisir ? Allons… »
La Corbic releva doucement le nez, intriguée mais surtout surprise. Le bec du Corbeau était à quelques centimètres de son visage. A nouveau, leur proximité était forte, presque intime. Une intimité étouffante et sale. La jeune Quoth leva le menton ; ses yeux céruléens dévisagèrent le Grand Freux, comme pour démêler la vérité du mensonge, mais c'était trop difficile.

« Tu veux dirrre que… je peux ? »
Le Grand Freux enroula de nouveau ses immenses ailes autour de la Corbic et la ramena contre lui. Serrée là, lovée même contre l'esprit, elle s'y sentait au chaud, elle s'y sentait bien. La boîte de bois était toujours coincée entre eux, comme un enfant précieux à venir. Leur enfant.

« Tu as ma confiance à présent. Je te donnerais tout ce que j'ai, mais avant ça, il te manque un ingrédient, une infime petite chose… Le Clan des Loutres te l'avait promis, mais ces infectes créatures n'ont pas tenu leur parole. Pour cela, il faut qu'ils payent. »
La Corbic fronça légèrement les sourcils. Le Grand Freux songeait-il donc à tuer tout le Clan des Loutres ? S'ils n'avaient pas ce qu'elle voulait, que ferait-elle ? Elle se pinça les lèvres, intriguée. Elle se laissa alors bercer, oubliant la douleur, oubliant l'odeur du sang…
« S'ils ne peuvent te la donner, alors prends-leur. Tu l'as déjà fait une centaine de fois. Lier les esprits ne t'es plus inconnu. »
« Mais emprrrrisonner un esprrrit dans de la magie pure, n'est-ce pas… rrisqué ? »
« Qu'as-tu à perdre, Quoth ? » Le ton du Grand Freux était moqueur.
« Plus… rrrien… oui.. »

Les yeux de la Corbic s'illuminèrent comme elle venait de comprendre.
Alors c'était ça ? Son chemin macabre la menait à ça ? Elle eut un petit sourire en coin, réconfortée dans le fond. Ses yeux avaient cette lueur folle qu'ont les pupilles vides de moral et d'espoir, des yeux qui mettraient le feu à tout pour le simple plaisir de tout voir brûler.
Elle attrapa alors les épaules du Grand Freux, se pressant contre son plumage sombre, cherchant pour la première fois son contact, sa chaleur… sa présence, tout simplement.
« Dicte-moââ, et j'écrrrirrais. Montrre-moââ, et je ferrrais… »
Le Grand Freux claqua son bec de jais dans un petit rictus.
« Si c'est ce que tu veux… maîtresse.. »
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