Un corbeau me suit.
#1
[Image: C1evkJk.png]


Il fait sombre sur Ecridel quand l'ombre ouvre les yeux, et l'air est glacial comme la mort. D'ailleurs, elle a froid. Un frisson serpentin remonte sur son échine, et quand ses poumons se gonflent, elle souffre. Son corps agonise, pourtant elle s'accroche, les lèvres tâchées par le sang. Elle y passe une langue avide, goûte au fruit de son corps et finalement ricane.
C'est un petit rire de rien du tout qui la prend et qui la secoue, résonant aux alentours, qui rapidement se transforme en rictus triomphant.

La mort, encore, n'aura pas eu raison d'elle.
Ou bien s'amuse à la garder en vie ?

Elle roule sur le dos, dans un petit rire bref, et se fige.

Devant elle, un immense Corbeau la fixe. Effrayant comme les cauchemars des petits enfants. La chamane penche la tête, tendant doucement la main vers l'être éthéré qui disparaît aussitôt, pour réapparaître sous un arbre, à quelques mètres d'elle.

« Tu as échoué. »

« Tu t'attendais vrrraiment à ce que je rrréussisse ? »

Elle a de nouveau un rictus, un peu fou, mais on y sent une pointe de désespoir acerbe, de tristesse également.
D'un geste nonchalant elle repousse derrière son oreille une mèche de cheveux trop longue, l'air sinistre tout d'un coup alors qu'elle se redresse à peine, assise dans l'herbe alors, sous l'ombre de Korri.

« Tu es encore trop faible, Quoth. Regarde toi, tu tiens à peine sur tes deux guibolles... »

« T'sais ce qu'elles te disent, mes guibolles ? D'aller fairre voââârr ta sale gueule ailleurrs.. »

Vexée sans doute, elle se recroqueville et se laisse finalement choir sur le côté, dans un petit cri plaintif, étouffé. Étouffé comme ses espoirs et ses rêves. Pourtant, étrangement, seule au milieu de nulle part, la paix règne en son petit être.
L'astre blafard a un quelque chose de réconfortant, car il ne l'expose pas au soleil, mais la berce d'une douce lumière.
Ce sont pourtant ses enfants qui l'ont blessé, elle en ressent encore la piqûre sévère, les pointes des flèches qui ont percé sa peau comme une lame aurait percé sans mal le cuir tendu d'une proie. Le souvenir de la douleur la fait soudainement sourire, lui tirant cet éclat que le Corbeau aime à voir en son regard céruléen.

« Ils ont apaisé les âmes auxquelles tu t'étais liée. Maintenant, il ne te reste plus grand chose.
Une trentaine d'âmes à peine... Que comptes tu faire quand tu as tout perdu ? »


Lentement, le regard clair de la jeune Corbic se pose sur l'étrange forme éthérée. Elle a un petit sourire mutin, un peu moqueur, un peu odieuse aussi, mais tout ça la sied à ravir tant elle le porte bien.

« Il suffit que j'en trrrouve de nouvelles. Beaucoup... de nouvelles...
Et des âmes en perrrdition, il n'y a que ça, ici bas. »


Toi la première, pense le Corbeau, un brin moqueur.

Comme elle dit cela, elle coiffe sa longue tignasse couleur ténèbres d'une fleur de mana bleu éclatante. Un instant, son visage s'adoucit, ses yeux pétillent de vie, et elle semble même s'en amuser.
Le Corbeau la fixe en retour, approche, jaloux, et lentement étends au dessus de la jeune fille ses ailes, comme un voile inviolable, protecteur et tendre. Pourtant la démone grogne, lui jetant un regard terrible en retour.

« Laisse moââ, tu veux... Tu en as déjà fait beaucoup, aujourrrd'hui. »

Il la fixe, mais ne bouge pas. Pas le moindre mouvement. Son long bec claque une fois, puis deux, et il la voit qui s'agace, qui s'énerve. Lentement il approche son bec du visage de la jeune femme ; son haleine est putride, sent le cadavre décomposé, les relents d'outre tombe.
Elle relève sur lui ses yeux céruléens, affrontent les prunelles rouges sang de l'animal, un affrontement silencieux. Elle sait qu'il a les mots pour la blesser. Elle sait qu'il peut lui faire plus mal que n'importe qui sur cette terre, et pourtant, elle n'a pas peur.
Cela fait trop longtemps qu'elle n'a plus peur.

« Tout comme Goupil t'a laissé ? »

Elle cille.
Touché.

« J'y ai gagné plus que j'n'y ai perrdu... »

« Tu y as gagné des cicatrices, des plaies et du sang.
Tu y as perdu ton seul... ami, Quoth. Et tu le sais. »


Elle fronce légèrement les sourcils, portant sa main sur sa besace de cuir rapiécée. Ses doigts cherchent le contact de la petite boîte de bois qu'elle transporte auprès d'elle, pour se rassurer, mais le Corbeau repousse d'un coup d'aile insolent le contenu sur le sol, et d'un autre coup d'aile la ramène face à lui, et seulement face à lui.

« Maintenant, tu es seule. Tu as une guilde à gérer, des êtres humains avec qui parler, des êtres qui existent Quoth, bel et bien, qui attendent de toi que tu donnes des ordres, que tu prennes des décisions, que tu choisisses... Que tu fasses tout ce que tu as secrètement espéré ces quinze dernières années, et qui te terrifie tellement à l'heure actuelle.
Tu es froide jusqu'à l'os Quoth, de peur. Tu es terrifiée. Tu as tellement peur que tu n'oses y penser, à ce moment où tu les retrouveras, et où ils te diront : que fait-on Quoth ?
Car tu n'as pas la moindre idée de quoi répondre, pas vrai ? »


Il ricane de nouveau, sous les yeux ahuris de la jeune fille qui ne pipe mot. Que dire ? Que répondre ? Encore une fois, elle ravale sa salive, sa verve également, perdant un peu de substance dans la manœuvre qui vise à rassembler ses esprits, dans tous les sens du terme.

« Alors... Petite fille... »

Hypnotisée par les paroles de l'horrible Corvidé, Quoth se rends compte de quelque chose.
Une infime... petite... chose...

Cela vient de poindre en elle. C'est absurde.
Une idée saugrenue.
Impossible même !

Et pourtant...

Le Corbeau ricane en entendant la pensée de Quoth, et d'une voix des plus suaves et des plus graves, il dit :

« Tu as raison. Maintenant, Quoth, tu es libre.
Pour la première fois de toute ta vie, tu es libre. »


Un bruissement d'ailes plus tard, le Corbeau est de nouveau absent du champ de vision de la jeune fille. Quoth reste là, quelques longues secondes où son corps s'adapte, se réchauffe, où son esprit regagne terre, où tout son être redevient, petit à petit, ce qu'il était avant.
Un nouvel éclat brille dans le fond de ses yeux. Un éclat nouveau, saisissant par sa puissance et sa profondeur. Tel un abîme il creuse, encore, et encore... mais jamais on ne peut en voir le fond.

Dans un nouveau rire, plus sardonique peut être, elle se lève.
Son corps craque, se tord sous la douleur, mais elle arrive après le deuxième essai à se tenir debout. Le Corbeau est là, de nouveau. Il approche dans son dos et pose sur le haut de son crâne la Coiffe qui lui fut offerte par le Clan du Loup, au prix du sang des gnolls. Quand elle se retourne, il n'est plus là, mais elle sait qu'il rôde, car le Corbeau ne la quitte jamais.

Alors qu'elle tend la main, le vieux bâton de buis qui lui sert d'arme se redresse brutalement.
Dans un mouvement souple et rapide, elle s'en empare, jetant un œil à ses vêtements déchirés par endroit, par les flèches et les coups. Elle a un petit rire quand finalement une nuée de corbeaux sans corps et sans vie l'entourent, rapiéçant au prix de plumes éthérées les habits de la chamane.
De même, ses cheveux se sertissent de nouveau de quelques jolies plumes noires aux reflets bleutés et violacées, jurant davantage encore avec son visage pâle et cireux, du teint des morts noyés.

« Que compte tu faire à présent ? »

Sur l'épaule de la Corbic, un petit corbeau noir s'est perché, mais ses yeux sont rouge comme le sang à peine versé. Il a la même odeur, sale et sucré à la fois.
C'est de lui que vient la voix, si infime et pourtant si grave.

« Des âmes. Il me faut des âmes...
Il te faut des âmes, aussi. Tu sembles bien rrrachitique en ce moment... »


Un fin sourire s'est peint sur le visage de la ténébreuse qui repousse d'un geste doux ses cheveux en arrière, semblant réfléchir quelques instants.

« C'est car tu n'me nourris pas, maîtresse indigne. »

Un petit rire de cristal s'élève, s'extirpant des lèvres de la Corbic qui ne fait désormais plus attention à l'étrange Corbeau perché sur son épaule. C'est en silence qu'elle se met à arpenter Korri en direction de Jada, disparaissant dans les ombres, avec les ombres...
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