Le lac du crépuscule.
#1
Chapitre 1 : Le petit geai bleu.

[Image: tumblr_mxib5mnUNp1qa785bo1_500.jpg]

C'était un crépuscule comme les autres : le soleil avait commencé à faire sa nichée loin derrière la cime des arbres, et le vent, petit à petit, s'était essoufflé. Mitriath lentement avait retrouvé le silence qui la caractérisait si bien, et seule la bise, comme la caresse d'une mère attentionnée, subsistait encore, faisant siffler les écorces et parler les arbres.
Ici et là, on rentrait les enfants et les hommes, sortant les uns des bacs de sable et les autres des bars, pour déguster tous ensemble les bras adorables d'un Morphée intangible et cent fois prié. Peut-être viendrait il, peut-être pas, mais pour tous il serait une bénédiction et, plus encore, la signature d'une fin de journée bien remplie.

C'était un crépuscule comme les autres : les prédateurs s'éveillaient derrière les branchages à l'affût de quoi se remplir l'estomac. Les fourrées vrombissaient à chaque passage d'une patte de félin ou d'ours, l'un s'éveillant, l'autre s'endormant.

Le soleil se mourrait, et pourtant c'était l'heure à laquelle un lynx, vil maraud de son espèce, s'était réveillé, le ventre creux et l'air affamé.
Il pensait déjà au petit repas que lui offrirait quelques mulots et peut être, s'il avait un peu de chance, un animal plus gros : un lièvre ? Oui, un lièvre tout entier pour lui, voilà qui lui suffirait, voilà qui remplirait son ventre et sa panse et lui ferait passer une bonne nuit sans soucis.

Une nuit sans pareille.

Au nord de Mitriath, planté entre de hauts arbres, il y avait un petit lac bien connu des animaux. Au soir tombé, l'on disait que les nymphes les plus belles et les plus terribles s'y rencontraient pour se raconter les derniers ragots, ou encore les dernières légendes que la forêt avait vu naître. Elles se tressaient les cheveux et riaient toutes aux éclats, comme de belles plantes exhibant leurs fleurs au seul regard de la Lune, impudiques et pourtant si chastes.
Dans ce petit pan d'harmonie, rares étaient les animaux et surtout les prédateurs qui étaient tolérés, car aucune des nymphes ou des ondines, et encore moins des dryades qui s'y perdaient, n'auraient accepté la couleur du sang dans l'eau ou sur leurs habits. Elles-mêmes fuyaient les combats incessants et si la Nature avait parfois un côté aussi cruel que sans pitié, elles avaient toutes un cœur battant, un cœur chaud de sentiments.

Le lynx, lui, n'en avait pas.
La seule chose qui lui venait à l'esprit était manger, et seulement, et toujours, manger.

La bête en lui souffrait de la famine, comme à chaque saison proche de l'hiver. Les ours avaient plus de chance, eux pouvaient s'endormir et attendre le prochain printemps. Lui devait chasser tout l'hiver, et il avait fait toutes les lunes passées de maigres repas, de maigres captures, de la faute de son jeune âge ou peut-être, à défaut, de sa maladresse.
Il y avait des jours avec et des jours sans. Le lynx, le pelage aussi dru que court, parcourait d'un regard intéressé les fourrées. Il pensait bien y trouver un petit en cas, de lui le remettre sur patte pour chasser bien plus gros. Ainsi il descendit un peu plus bas, vers le fameux Lac du Crépuscule. Il savait bien qu'il était interdit à chaque d'y approcher la moindre moustache, mais c'était bien pour cela que les plus belles proies s'y cachaient.

Un son mélodieux, aussi doux que clair, parvint à son oreille grande ouverte. Sa babine s'entrouvrit, sa langue râpeuse se mit en joie, à l'idée qu'un si joli son puisse venir d'un si joli petit… geai.
Le regard de la bête se fixa sur l'animal bleu qui, perché à une petite branche de buis, bectait son plumage en faisant entendre son ramage. Il avait une très jolie petite voix, une voix de geai me direz-vous, mais une voix qui porte, toute féminine, toute dans l'harmonie et dans la bonne humeur. Le félin y voyait là une marque de bonne santé, et il voyait bien le petit ventre dodu du corvidé. C'était intéressant à première vue, et l'idée d'y croquer le mettait encore plus en appétit. Un petit accroc, qu'est-ce que c'était ? Dans les oiseaux, comme dans le cochon, tout était bon… sauf le bec.

L'oiseau bleu enfonça dans son plumage le petit bec que la nature lui avait donné. Il eut un petit piaillement satisfait à voir ses longues plumes bleues, de bien dix centimètres de long, formaient comme une auréole turquoise autour de lui. Voilà qui était beau ! Voilà qui était satisfaisant !
Voilà qui était, odieusement, aguicheur également.

Une patte de lynx vint briser une brindille. Le petit cœur du geai bleu rata un battement et, comme surpris, ce dernier se mit à fuir aussi vite que possible, se taillant alors à tire d'aile avant que les blanches pattes du lynx des forêts ne le rattrapent. L'animal était rapide, quoi que fourbe, mais le geai avait pour lui la connaissance de la forêt et surtout, du Sanctuaire du Crépuscule.
Là il s'enfonçait aussi vite qu'un petit éclair bleu, la peur au ventre de se faire prendre entre les griffes du matou affreux. Le lynx n'en perdait goutte, sachant qu'au détour de la route, il serait trop tard pour lui de croquer dans l'animal en fuite. Le petit bidon bleu lui faisait pourtant bien envie, et il salivait déjà de savoir la chair tendre sous son croc aiguisé rendre sa saveur et son essence de vie.

Préférant à la course saisir une occasion, le lynx par expertise eut rapidement bondit, sortant sa patte et notamment ses griffes, pour sur le geai bleu, en poser une ou deux. L'oiseau sans défense émit un cri de douleur, un petit piaillement de la mort avant-coureur. Il glissa sur le sol, une aile cassée et le corps ensanglanté. La vie venait petit à petit à ramper hors de lui, s'échappant comme le sang. Il avait peur alors, peur du lynx et de ses grands yeux dorés qui se rapprochaient petit à petit, autant de lui que de son corps.
Il avait chanté toute sa vie et toute sa mort les louanges et les joies d'être Fils et Fille d'Hallista, pourtant à ce jour, l'esprit de la forêt se faisait muet.
L'oiseau replia sur son corps douloureux les jolies plumes bleues qu'il avait lissés, rendant au lynx et à ses crocs sa chair sanguinolente, se présentant pour lui comme le plus tendre des mets.

« La pauvre petite chose ! »

Le lynx releva le nez, l'oiseau coincé entre ses crocs. Ses iris s'agrandirent en voyant devant lui se présenter deux grandes dryades aux airs de dames, des feuillages cachant à sa vue les organes obscènes du règne humanoïde, mais dévoilant pour autant une poitrine aussi opulente que ronde. Celle de droite possédait une chevelure faite de vignes pourpres et coiffées de roses et de lilas, tandis que celle de gauche, plus petite et menue, avait sur le torse de l'écorce brune mais une longue chevelure tombant à ses chevilles faites de chèvrefeuille.

« N'as-tu pas honte de déranger notre bain du Soir, vilain matou ? »
« Voilà l'arrogance de ton espèce ! Encore une fois tu te montres jaloux des bienfaits d'Hallista en voulant dévorer plus beau que toi ! Laisse-moi te dire une bonne chose, petit Lynx : ce n'est pas parce que tu n'as plus figure humaine que je ne vois pas en toi, pauvre petit roi de rien ! »

Le lynx écarquilla les yeux, l'air surpris par le discours de la dryade, si surpris qu'il en relâchant l'oiseau qui retomba sur le sol, émettant de nouveau un petit bruit, un petit gazouillis macabre, étouffant dans son propre sang et dans sa propre douleur.
Celle de gauche aussitôt sursauta :

« Oh non ! Regarde-moi ça, Syringa ! Il est encore en vie, le pauvre petit animal… »
« Fuis donc, Lynx de malheur, avant qu'Hallista ne te réserve pire sort que celui qui te valut ce piètre accoutrement… »

Le félin, sans demander son reste, partit bien loin dans un couinement à défaut de pouvoir coincer entre ses jambes sa queue. La nymphe nommée Syringa s'approcha alors et se pencha, pour ramasser notamment le petit geai bleu qui agonisait depuis tout ce temps, presque mort, mais pas encore. A ses côtés, l'autre nymphe aux cheveux de rose et de lilas pleurait des larmes épaisses et ambrées appelées sèves par les moins cultivés.

« Peut-on encore le sauver… ? » murmura-t-elle à l'adresse de sa comparse.
« Je n'en sais rien Lonicera… Je n'en sais rien. Le mieux est encore de demander. »

Syringa posa ses yeux dans ceux de Lonicera, d'un air entendu, et finalement toutes deux se mirent à courir en silence jusqu'à un Autel réservé à Hallista, un autel caché dans le fin fond de la forêt, au creux d'un grand chêne millénaire qui n'avait jamais bougé que pour accueillir en son sein, dans le creux de son tronc, l'esprit de la Forêt une fois.
Lonicera, là, posa le petit oiseau au pied du grand arbre et, accompagnée de Syringa, se reculèrent de cinq pas au mois.

« Esprit de la forêt, Hallista, si jamais tu entends tes filles et tes dévotes, rappelle-toi qu'un jour tu as châtié le jaloux en le transformant en Lynx, que tu as empêché l'Homme de tuer… »
« …et qu'aujourd'hui, ce petit geai, qui toute sa vie durant t'a chanté, a failli souffrir des crocs du Lynx qui est venu entacher les abords du Lac du Crépuscule. Est-ce trop te demander que de vouloir l'accueillir, sinon vivant, au moins sans souffrance inutile ? »

Un grand silence se fit, et les deux dryades finalement, se regardant de nouveau, s'éclipsèrent sans un mot, laissant à la Nature le choix de la suite.

Le petit geai se sentit de nouveau abandonné. Tout le long de la route, quoi que gardant un espoir fou de ne pas s'endormir, il pensa à sa vie, de deux petites années tout au plus, de tous les chants qu'il avait pu faire entendre, de toutes les baies qu'il avait pu déguster, et dans le fond, il ne s'en plaignait pas. Il avait vécu pour et par la Nature, et si aujourd'hui elle le reprenait, alors … alors il ne pouvait s'en plaindre. Car c'était ainsi que les choses étaient faites, de vie et de mort, de cycle continu, d'esprits qui se meurent, d'esprits qui apprennent à vivre…

Lentement, la souffrance dans ses membres disparut et il sentit un voile froid se couchait sur lui et sur son petit corps. Aussi lentement qu'il renonçait à vivre, il sentait ses poumons se gonflaient plus facilement.
Il souriait intérieurement, sûr que la vie s'arrêtait là, dans un bien être sans souffrance. Son corps mourrait, et un corps mort ne souffrait plus, plus jamais.
Son cœur rata un battement, puis un second, puis enfin un troisième, avant de s'arrêter.

Le sang circulait toujours.
Il restait en vie.
Le sang ne circula bientôt plus.
Mais il avait l'impression d'être toujours en vie…

Un battement reprit. Quelques secondes, longues, après le dernier, douloureux, fort, brutal dans sa cage thoracique, comme si son cœur était trop grand pour sa poitrine, comme s'il n'y avait plus de place. Alors doucement la douleur revint, quoi que différente. Il lui semblait avoir chaud, puis froid, mal, puis être bien, être petit, puis trop grand. Ses sensations changèrent. Il était léger, et maintenant il se semblait si lourd, si pataud.
Il ouvrit un œil mais ne vint rien que l'obscurité, comme si un voile sombre était allongé sur lui, ou comme si une main cachait son regard. Il chercha à battre de l'aile, mais quelque chose l'en empêcha. Il n'arrivait plus.
Ni à se contrôler, ni à contrôler les choses autour de lui.

Il ouvrit le bec pour hurler, mais ce n'était plus un bec qu'il avait, et il n'avait plus de voix, plus la même. Il paniqua. Quelque chose n'allait pas. Si c'était la mort, alors elle était bien plus effrayante qu'il ne l'aurait jamais pensé et cru. Il voulait en finir maintenant. Il avait peur. Beaucoup trop peur.

Tu n'as pas à craindre.
Tu n'as pas à me craindre…
Ceci est une bénédiction. Ta bénédiction.


La voix était une caresse, comme un souffle chaud sur l'oreille.
Quand elle s'éteignit, la douleur et la panique disparurent également avec elle, et le voile noir disparu dans une volute de fumée claire, laissant apparaître la cime des arbres percée par les quelques douces lumières de l'aube. Pourtant, il ne se souvenait pas avoir passé toute une nuit ici. Il ne se souvenait d'ailleurs pas non plus… d'avoir vu la fin du crépuscule.

Il était encore vivant ?

Il chercha à rouler sur le côté et se relevait, mais une fois le frappa.
Ses yeux cherchèrent et tombèrent sur un visage d'homme, à quelques centimètres du sien.

Peur.
Répondre


Atteindre :