Celui qui ne disait mot.
#1
Il y a longtemps de cela, des lunes et des lunes en arrière, j'étais fier.
J'étais.


Dans le silence de la nuit, parfois, je me souviens.
J'aimerais ne pas me souvenir, mais je suis bien obligé, parfois. Ces choses-là ne se contrôlent pas : elles apparaissent dans la pénombre, rôdent jusqu'à nos cadavres en devenir et s'approprient alors jusqu'à nos paupières fermées pour s'y glisser.
Ça leur fait un joli lit, un coin où choir et se reposer. Elles ne pensent pas à ce qu'elles nous font : elles le font simplement et se délectent des sueurs froides et des angoisses qui naissent dans nos rêves.
Toutes ces fois, je les haïs.


Souvent je ne dors pas.
Je reste éveillé, car ainsi elles ne reviennent pas. Bien sûr j'y pense, bien sûr je me remémore les cris et le sang, mais toutes ces fois-là, je ne les vois pas. Pas exactement. Je ne ressens pas. Je sais juste que ça s'est passé, et c'est déjà beaucoup.


Hier, un homme au village est venu me demander si je voulais faire l'Hommage.
Je l'ai regardé, j'ai souri, et je suis partit.


Ils n'arrivent pas à comprendre. Ils ne peuvent pas comprendre.
Ils disent que je suis fou, mais moi je le sais, je ne le suis pas. Je suis simplement différent. Je dors à même le sol, abrité par les arbres. Parfois le froid me mord mais jamais je ne regrette de ne pas dormir dans Naël'Kaldora. Jamais je ne prie ou pleure la Déesse notre mère pour quelques soutient que ce soit. Jamais je ne me reproche les choix que j'ai faits et que je peux encore faire aujourd'hui.
Toutes ces fois, je les assume.


Que peuvent-ils comprendre, eux ?
Ont-ils comme moi souffert de la misère, de la faim et de la douleur ?
Comme moi, ont-ils vu comment parfois Aletheria choisit les siens et laisse mourir ceux qui ne lui conviennent pas ? Ont-ils vu seulement que les rayons de la Lune parfois évitent le chemin emprunté par certains centaures et les laissent seuls dans la nuit et le brouillard ?


Non, non.
Ils ne le peuvent pas.
Ils sont bêtes et insignifiants. Ils se contentent d'avancer sur le chemin que l'on trace pour eux, la tête baissée durant le cérémonial ou devant le Roi. Ils se contentent de se dire qu'ils sont bénis par la Lune, parce qu'elle les a pleuré et qu'elle les aime.


Et si elle ne les aimait pas ?
Et si l'un d'entre eux ne lui convenait pas ?


Et si dans le fond, elle ne m'aimait pas, moi ?
Ils disent qu'elle aime chaque enfant comme son enfant, mais nous le savons, les parents en préfèrent certains. Qu'ils me regardent moi comme je suis laid et tordu par le passé. Qu'ils observent ma robe obscure, teinte d'un noir de jais qui rappelle la Nuit plus que le blanc des autres. Qu'ils observent mon crin qui forme un voile de ténèbres derrière moi. Qu'ils observent mon regard pour y lire qu'il n'y a pas, qu'il n'y a plus de place pour la Lune. Ni ici, ni ailleurs. Car j'ai tourné le dos quand elle a tourné le regard. Car on m'a tendu la main, quand elle m'a jeté sur le sol.


Je suis druide.
Je suis druide, et du jour où j'ai embrassé la terre, le sang baignant mes lèvres et mon torse, du jour où la Terre m'a embrassé en retour et m'a accepté, de ce jour-là, j'ai perdu la foi.


Je sais bien que ça leur fait peur de me voir. Je sais bien qu'ils se méfient.
Que certains voudraient me voir mort.


Mais que peuvent-ils me dire moi qui ne blasphème pas ?
Moi qui ne peux blasphémer ?


Moi…
Moi qui n'aie plus de voix ?
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