A l'ombre des palmiers
#1
-Qu'est-ce qui différencie l'homme de l'animal ?

Laissant ses disciples méditer sur cette question, Waheed Mahzab tendit la main vers une petite coupelle en bois pour y cueillir un grain de raisin à même la grappe, et le glisser entre ses lèvres desséchées. C'était un hélion d'une quarantaine d'années, grand et sec, au teint hâlé par le soleil du désert. Il n'était pas encore vieux, mais avait d'ores et déjà les cheveux entièrement blancs, comme l'ont souvent les hommes qui ont trouvé la vie trop bonne ou trop mauvaise. Le contour de ses yeux était souligné d'une teinte de bistre, celle de la fatigue accumulée durant de longues années passées plongé dans des ouvrages innombrables. Fatigue qui ne saurait cependant ternir l'éclat presque féroce de l'intelligence qui irradiait de son regard, un éclat qui le mettait d'emblée d'égal à égal avec tous.

Il avait été l'un des membres les plus émérites de la Grande Bibliothèque de Babylios, auteur de plusieurs ouvrages célèbres de mathématiques et astronomie, ses deux spécialités. Pourtant, alors que tout semblait le destiner à devenir le Doyen de la Bibliothèque, apprécié qu'il était du Cheikh lui-même, il avait pris prématurément sa retraite pour s'acheter une cahute solitaire auprès d'une petite oasis, à une journée de marche de Babylios. Il partageait désormais son temps entre l'écriture de ses mémoires et l'enseignement qu'il prodiguait à ses disciples. Car il avait accepté de prendre en charge l'éducation de quatre enfants d'une douzaine d'années. Trois d'entre eux venaient de la haute société de Babylios, et leurs parents avaient payé une fortune pour qu'ils bénéficient de l'éducation d'un professeur aussi émérite. Le quatrième, quant à lui, était un orphelin comme il y en a tant dans les bas-fonds de la ville, que Waheed avait pris sous son aile la veille, en revenant de la ville en compagnie des trois autres. Et ces quatre hommes en devenir étaient assis en arc-de-cercle devant lui, à même le sol, à l'ombre des grands palmiers de l'oasis.

D'un geste du menton, il indiqua à Mehrab, qui avait levé la main, qu'il pouvait parler. Passant machinalement sa main dans ses cheveux d'un blond doré, le jeune homme répondit d'un ton incertain, comme s'il cherchait à s'excuser par avance de sa réponse :


-C'est le fait d'avoir une âme ?

Une moue de mécontentement imprégna les traits du professeur un fugace instant, avant qu'il ne rétorque aussitôt :

-Mon garçon, si tu es de ceux qui pensent qu'ils ont une âme, je t'invite à ne pas perdre davantage ton temps auprès de moi. Pars vers le nord en direction de la forêt, tu y trouveras certainement un Centaure qui t'aidera à communier avec ton âme ou l'esprit de tes ancêtres via l'ingestion excessive de diverses substances fongiques aux propriétés hallucinogènes !

Rougissant sous la réprimande, le jeune garçon baissa les yeux. Waheed, quant à lui, inspira longuement, avant de pousser un soupir las, comme le ferait un homme qui prend seulement conscience de l'ampleur de la tâche qu'il s'apprêtait à accomplir. Se relevant de sa chaise en s'appuyant sur la table de bois massif, il faucha un nouveau grain de raisin de ses doigts malingres, avant de prendre la parole en se mettant à faire les cent pas.

-Mes garçons, vous n'ignorez pas que notre existence est emplie d'animaux de toutes sortes, certains tellement insignifiants qu'ils échappent même à notre regard, d'autres aussi imposants qu'une maison. Pourtant, au milieu de cette innombrable multitude, il n'existe aucun animal qui ne ploie devant l'homme. Comment est-ce possible ? Car après tout, l'homme ne paraît en rien apte à régner au sommet du règne animal. Quelle que soit la qualité que nous concevions pour expliquer cet état de fait, il existe au moins un animal qui nous surpasse. Comparé à l'aigle, nous sommes aveugles. Comparé au chien, nous sommes sourds. Comparé au cheval, nous sommes lents, et comparé au taureau, nous sommes faibles.

Se retournant vers son assistance, il se pencha légèrement en avant, tout en se tapotant la tempe de l'index :


-La réponse est là, mes enfants. L'intelligence ! De tous les animaux, l'homme est le seul qui soit en mesure de concevoir le passé et l'avenir, le seul qui soit en mesure d'appréhender un concept qui ne soit pas une évidence qu'il a devant le regard. L'intelligence est le don que la nature nous a accordé, et celle de l'homme surpasse de loin celle de n'importe quel animal. C'est elle qui nous permet d'allumer du feu, bâtir des villes et guérir des maladies. C'est l'intelligence, et elle seule, qui dissocie l'homme de l'animal, et afin de faire de vous des hommes, c'est elle que je vous aiderai à cultiver et développer.

S'interrompant, le temps que ses paroles se gravent profondément dans la tête de ses élèves, il conclut :

-Je ne suis pas étranger au fait que nous vivons en des temps troublés, et que plusieurs d'entre vous se destinent à la guerre. N'ayez craintes, je vous enseignerai aussi à vous battre. Car la guerre est un Art, une discipline qui ne diffère pas fondamentalement d'autres comme les mathématiques ou la philosophie. Comme toute autre discipline, elle a ses règles et ses principes, que vous apprendrez à maîtriser, et dont la maîtrise vous permettra de triompher, même face à des adversaires plus forts ou plus rapides. Mais avant d'en arriver là, je vais vérifier l'état de vos lacunes, en commençant par la géométrie. Allez chercher vos ardoises, et attablez-vous.

Trois d'entre eux s'exécutèrent avec empressement, à l'exception de l'orphelin, qui demeura dans l'expectative, les yeux rivés sur ses pieds, comme pris en faute. Le regardant d'un air sévère, Waheed ajouta à son encontre d'un ton sec, presque voilé de reproche :


-Quant à toi, Selim, tu vas venir avec moi, car avant de pouvoir te joindre aux autres, tu as des bases à acquérir. Pour commencer, je vais t'apprendre à lire.
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#2
-Tu triches, mendiant !

L'invective, vibrante de contrariété, avait fusé de la bouche ensanglantée de Mehrab. Essuyant d'un revers du bras l'écarlate de ses lèvres, celui qui était désormais devenu un jeune homme se releva aussitôt, mû par une volonté déjà farouche. Waheed Mahzab, quant à lui, n'interrompit même pas la danse de la plume sur le parchemin, et tout en poursuivant la rédaction de ses mémoires, déclara d'un ton égal :

-On ne peut tricher qu'au jeu, mon enfant. Mais la guerre n'a absolument rien d'un jeu, et n'a que deux règles : vaincre pour gagner, rester en vie pour ne pas perdre. Aussi, accuser de tricherie ton adversaire après avoir perdu un affrontement au bâton avec lui n'a pas le moindre sens.

Rouge tant de colère que de honte sous la réprimande, Mehrab tenta d'exprimer la confusion de ses pensées en rétorquant avec exaspération :


-Mais il gagne tout le temps !

Poussant un soupir las, Waheed ferma les yeux en se pinçant l'arête du nez entre le pouce et l'index, puis s'extirpa péniblement de l'abstraction de son texte, pour poser son regard fatigué sur ses disciples en plein entraînement. Trois années s'étaient écoulées, suffisamment pour faire de ces quatre jeunes garçons des hommes en devenir. Mehrab, le plus grand de tous, arborait déjà une musculature puissante qu'il aimait à exhiber en combattant torse nu, et qui le destinait à avoir autant de succès au combat qu'auprès des femmes. Selim, son adversaire, était quant à lui vêtu d'une ample tunique, qui couvrait une silhouette plus sèche et nerveuse. Et dans la mesure où il faisait une bonne demi-tête de moins que Mehrab, il était difficile de concevoir qu'il ait pu l'emporter sur lui au combat.

Plissant les paupières pour acérer davantage encore son regard scrutateur, Waheed déclara d'un ton sans appel :


-Faites encore une passe d'armes.

S'exécutant aussitôt, ses deux disciples se remirent en garde, l'un face à l'autre. Comme souvent, Mehrab, mû par sa nature sanguine et pleine de courage, prit l'initiative de l'attaque. Mais chacun de ses coups de bâtons furent parés ou esquivés avec précision par son adversaire, plongé dans une profonde concentration. Jusqu'à ce que finalement, une ouverture dans la garde de Mehrab déclenche une contre-attaque sèche et rapide, qui l'atteignit en plein ventre, lui coupant la respiration, avant qu'un enchaînement ne l'expédie à nouveau au tapis.

Frappant rageusement du poing le sable, le blond combattant serra les dents pour contenir la douleur, et s'aida de son bâton pour se relever, péniblement, encore plus furieux qu'avant. Waheed, quant à lui, se contenta de darder sur Selim un regard empreint d'une mystérieuse fierté. Avant de finalement se lever de son tabouret, et de se mettre à faire les cent pas tout en s'adressant à ses quatre disciples, comme s'il faisait la démonstration de quelque théorème complexe :


-Le dénouement de ce combat, mes enfants, n'a absolument rien de surprenant. Il n'est que la résultante de la conjonction de plusieurs faits que je vais vous détailler. En premier lieu, observez comment Selim a veillé à se placer dos au soleil déclinant, afin d'infliger aux yeux de Mehrab la morsure de la lumière de l'astre. De plus, si vous faites appel à votre mémoire, vous vous souviendrez aisément que ce dernier s'est inconsidérément empiffré de loukoums au dessert du déjeuner, si bien qu'il a à présent l'esprit engourdi par la digestion. Enfin, Selim a veillé à dissimuler au maximum son corps sous sa tunique, tandis que Mehrab a inconsidérément exposé le sien, offrant à son adversaire une véritable carte pour atteindre la victoire. La tension des muscles, la direction du regard, la crispation des poings, et bien d'autres subtils indices anatomiques du même acabit sont autant d'informations cruciales que vous devez exploiter pour anticiper les mouvements de votre adversaire afin de le contrecarrer.

Se tournant alors spécifiquement vers Mehrab, il lui asséna sèchement en guise de conclusion :

-Je résume : tu ne contrôles pas l'espace du combat, tu ne contrôles pas ton propre corps, tu ne sais rien de la stratégie de ton adversaire qui t'es dissimulée, et tu n'as cure de dissimuler la tienne. Et tu t'étonnes d'être vaincu ? Mon enfant, avant d'apprendre à te battre, tu devras au préalable désapprendre tout ce qui te fait échouer.
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