La vie sauvage de Scytale
#1
Je me nomme Scytale, et maintenant que le fil de la vie m'abandonne peu à peu, je vous livre ma vie.

Cela peut paraître présomptueux, comme exercice, mais je présage de grands changements, et peut-être qu'un jour nous ne seront plus que légende. Par « nous », j'entends, par exemple : « nous, les Changeurs ». Ceux que d'autres nomment plus communément les « Hommes-bêtes », bien que je n'apprécie guère cette dénomination. Elle suppose que nous soyons mi-homme, mi-bête ; alors que c'est rarement le cas et que les Centaures, eux, s'en rapprochent le plus. Nous naissons comme des humains, et nous passons parfois à l'état bestial, mais c'est le résultat d'une transformation.

Par ailleurs, ce changement est assez brutal et il laisse souvent d'âpres séquelles. En ce qui me concerne, ce traumatisme a fait disparaître de mes souvenirs la plus grande partie de mon enfance dont ceux de mes parents. Aujourd'hui encore, alors que l'ombre de la mort se déploie lentement autour de moi, c'est un sujet que je ne puis malheureusement aborder, tant ma mémoire en est défaillante.

Mes premiers souvenirs remontent à l'époque où, alors tout jeune, j'errai dans la forêt terrifié. Ce n'était pas seulement la peur du danger environnant, mais également celle du pouvoir de mon totem. Un pouvoir que je n'ai jamais absolument contrôlé. Même si la transformation est éprouvante pour tous ceux de ma race, elle l'est encore plus pour moi, de par la nature de mon totem. En effet, il en existe peu dans le monde, qui soient, comme moi, classés dans la catégorie des « Sauriens ».

Vous n'imaginez pas le choc que cela peut faire de voir sa peau se transformer en écailles ; ou de voir ses pupilles se dilater et prendre des proportions inquiétantes, donnant à votre vision une tournure radicalement différente, tout particulièrement axée sur le mouvement. Mais plus que tout, je pense que la sensation la plus singulière est celle de la température du corps. Tout le corps est alors absorbé par la recherche de chaleur. Elle peut provenir de différentes sources, comme le soleil, le sable chaud, l'effort musculaire (la consommation de nourriture en faisant partie), mais surtout rien ne vaut un contact prolongé du corps sur des pierres chaudes. Évidemment un feu de camp peut permettre d'élever sensiblement la température corporelle, mais les écailles ne gardent pas cette chaleur aussi bien que lorsque ce sont les rayons du soleil qui les fouettent.

Quoiqu'il en soit, l'étrangeté de cette nouvelle forme, a sa contrepartie : elle me rend plus agile et plus forte, et c'est grâce à elle que je pu survivre dans la forêt, quelques années durant. Pourtant, c'est lors d'une phase bestiale que je fus capturé. J'ai encore trop honte de cet événement pour vous en rapporter les détails, mais je peux vous assurer que je m'étais juré de ne jamais plus retomber dans un tel piège. Une fois pris dans les filets, on me mit en cage, puis je fus conduit à la cité de Jada où mon aventure prit un nouveau tournant.

Je ne vis aucun Saurien dans la cité, et on me considéra d'abord comme un Saurotarque ou un Fimir; des créatures des marais -également d'apparence reptilienne- dont je n'avais aucune connaissance. Mais mes geôliers comprirent que mon habitat naturel n'avait rien de marécageux, ce qui jeta le doute dans leurs esprits. De mon côté, je rencontrais pour la première fois d'autres êtres ayant l'expérience du « Changement » et cela me rassura. Or, s'il est une chose qui est pour moi acquise au sujet de la « Transformation », c'est qu'elle se produit pour assurer ma survie. Il arriva donc le moment où -probablement- je n'eus plus de craintes, et où je revins à l'état humain. On me libéra, alors, et je fus fortement incité à suivre mes premiers cours à l'école.
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#2
Je vous imagine, incrédule, face à cette partie de mon histoire. « Les sauvages vont à l'école ? A la bonne heure...» vous dîtes-vous certainement. Et comment expliquer mon phrasé, alors; sinon par l'éducation scolastique ? Et si vous m'avez lu jusque là, je suppose qu'une certaine partie de vous, souhaite y croire.

Quoiqu'il en soit, le fil de cet ouvrage doit poursuivre son cours, et je dois me faire le témoin de la Culture de mes consoeurs. Je ne connais pas d'autre école que celle de Jada, la grande cité des Hommes-bêtes ; mais je peux vous assurer qu'elle fournissait quantité de documents de toutes sortes. Et c'est là que je passais le plus long de mes journées, dans un premier temps.

Ce fut une grande révélation sur ma nature, ainsi que sur celle des différents pouvoirs de ce monde. J'appris dans un premier temps l'Histoire et la lecture. Mais l'enseignement fut ensuite laissé à ma propre appréciation, et je dois reconnaître qu'il me fut plaisant de pouvoir investir mon temps selon mes propres aspirations.

Avec le développement de mes connaissances, arriva le temps où je pu arriver à contrôler une parcelle du pouvoir de mon totem, à l'instar de certains de mes semblables. Certes, je ne peux forcer la métamorphose globale de mon corps ; en revanche je le peux sur une petite partie de celui-ci : sur ma tête. Évidemment, avec mon apparence, cela eut grand effet auprès de mes camarades à l'école, c'est pourquoi rapidement on me surnomma le « Danseur-visage ».
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#3
Rapidement, je fus catalogué parmi les pitres de l'école ; et je confesse que cette réputation était tout à fait justifiée. Il faut croire qu'inconsciemment la solitude m'avait pesé, durant mes années d'errance. Les facéties auxquelles je m'adonnais à l'école étaient sans doute un moyen d'attirer l'attention sur moi.

Outre le jeu du Danseur-visage, je me souviens par exemple, la fois où, avant le cours d'Artisanat, nous avions pris soin de vider le tiroir de la table d'artisanat où notre enseignante avait pour habitude de stocker les matériaux nécessaires au déroulement des cours. Nous l'avions alors empli de blattes, que nous avions collectées la veille avec deux de mes camarades. Je vous laisse deviner la réaction de notre professeur, lorsqu'elle ouvrit le tiroir...

Evidemment ce genre de plaisanteries m'attira des ennuis auprès des encadrants, mais je n'en avais que faire. J'enchainais les punitions sans jamais une once de culpabilité ou d'appréhension. Je crois que les adultes désespéraient à mon sujet, mais finalement, mon comportement allait changer, nous allons le voir. Et ce fut le fait d'un seul homme.

La première fois que je le croisai, j'avais noté la puissante musculature, et surtout ce regard déterminé, si caractéristique. L'homme dont je vous parle se nommait Ohm, et beaucoup le prenaient pour une sorte de dégénéré. C'était un paria, solitaire, qui éprouvait des difficultés à s'exprimer, d'où sa réputation.

Pourtant quand je l'eût observé, je ne trouvais aucune apparence de déficience chez lui. Au contraire, son regard se portait sur le moindre détail, en ayant l'air de prendre bonnes notes; comme s'il en tirait des conclusions.

J'admets que d'emblée, ce personnage m'intrigua. Mais quand ses yeux portèrent sur moi, une soudaine peur s'installa en moi et je détournai mon regard. Ces sentiments d'adminiration et de crainte mêlés, demeurèrent par la suite, même après que nous fîmes connaissance, ce qui ne tarda pas, nous allons l'aborder dès à présent...
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#4
Ce fut en guise de punition, qu'un jour, on me commanda d'assister ce mystérieux personnage dénommé « Ohm ». Curieusement, celui-ci semblait accepter les missions d'éducation aussi promptement que le système éducatif semblait l'avoir éconduit. Mais je fus vite au fait du genre de châtiment auquel on s'attendait à me voir subir avec lui.

Ma première tâche fut de balayer une ruelle ; après quoi je fus chargé de laver le linge des écclésiastes du temple de Jada. Mon maître ne semblait guère me prêter d'attention et deux mots lui suffisaient pour me donner mes instructions, pourtant chaque fois que je m'y prenais mal, un coup de baguette était là pour m'apprendre à rectifier le tir et rester concentré.

Je ne saurais vous énumérer tout ce à quoi je m'attelais, sous la charge de cet ermite. Il n'émit aucune reconnaissance, ni aucun reproche, à vrai dire. Aucune conversation ne s'était engagée, entre nous. On aurait pu croire à du simple mépris, pourtant il avait fait preuve d'un grand discernement en ne manquant aucun de mes relâchements. Quand la journée fut achevée, et que je fus libéré de son service, c'est donc avec un grand soulagement que je retrouvai mes quartiers.

Sous le coup de la fatigue, j'allai sous peu m'abandonner au monde des rêves. Mais dans mes derniers instants de lucidité, mon esprit ne pouvait s'empêcher d'admirer l'efficacité et la méthode du gaillard. Ce jour là, nous avions fait, à nous deux, toute la basse besogne, qui permettrait à la Cité de continuer durant quelques semaines sans embrouille, et tout cela en silence.

Durant les jours qui suivirent, je m'interrogeai sur les motifs qui pouvaient conduire cette puissante carcasse à accomplir de telles œuvres pour une communauté qui le traitait en paria. En tous cas j'avais l'intuition que la faiblesse de son vocable ne reflétait certainement pas la niveau de qualité de son esprit. Ces pensées durent me détourner quelque temps de mes habituelles facéties, car on me félicita. Mais alors, toujours intrigué par l'homme, j'inventai un nouveau détournement comique à seule fin de subir à nouveau la punition.
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#5
Je fus effectivement convoqué, mais l'entretien ne se déroula pas exactement tel que je me l'imaginais. Les adultes avaient bien compris mon petit manège, et je craignai un temps qu'ils ne m'assignent une autre punition que celle que j'attendai. Ils en brandirent la menace, d'ailleurs ; mais ensuite, ils me traitèrent de manière responsable et me proposèrent de suivre l'enseignement scolaire à mi-temps, et de passer le reste du temps en apprentissage auprès d'Ohm.

Ce fut un grand tournant dans mon éducation, à dire vrai. A compter de ce jour, mon comportement à l'école s'améliora, tandis que mon nouveau maître -toujours aussi taciturne-, allait m'inculquer les choses de la vie. Mais revenons en à ce jour là...

Fort heureusement, nous nous étions déjà chargé de l'hygiène quelques jours auparavant, aussi mon apprentissage allait commencer de manière moins pénible. Mon maître m'accueillit d'abord d'un regard réprobateur, en silence. Il se tourna et fit marche, m'incitant à le suivre, sans mot dire.

A ma grande surprise, il me conduisit à la bibliothèque. Parcourant le rayon « cuisine », il sélectionna une dizaine d'ouvrages. Il déposa la pile sur une table, et me donna pour seule consigne :

«- Regarde bien. Ohm revenir bientôt, avec questions. ».
J'étais totalement dépité : j'avais quitté les bancs de l'école avec enthousiasme, croyant vivre des expériences plus concrètes, et je me retrouvais à la bibliothèque à passer un examen...

Que celui-ci porta sur des recettes de cuisine et venant de la part de quelqu'un dont on n'aurait pas cru qu'il sache lire, était d'autant plus déroutant. Je m'attelai à la lecture des ouvrages, mais avec le nom de certains ingrédients, et le jargon technique, une difficulté supplémentaire arriva. J'essayais de retenir le maximum de choses, mais c'était peine perdue, et les choses commençaient à s'embrouiller dans mon esprit. Fort heureusement, après une bonne heure d'étude, je tombai sur un livre traitant des notions rudimentaires, ce qui me permit d'assimiler les techniques de base.

C'est alors que mon maître revint. Je refermai les pages, et me tint prêt à l'interrogatoire. L'ermite prit la pile, alla au bout de la rangée, et déposa les livres hors de ma vue. Il revint se placer devant moi, et déclara pour seule question :

« Rouge ? »

J'étais perplexe quand à la signification de la question, alors je demandais :
«- Rouge ?
- Rouge ! » s'exclama-t-il.

« - Rouge, quoi ?
- Rouge !
- Le vin rouge ? On le retrouve dans la recette du coq au vin... »

J'arrêtai mon discours en voyant son regard s'enflammer, et il semblait fulminer quand il s'écria:
« Rouge !!!!! »

J'avais donc fait fausse route, mais que voulait-il entendre, donc ? Un éclair de compréhension me traversa alors et je demandais, quelque peu hésitant, en montrant du doigt l'endroit où il avait caché la pile :
«- Combien sont rouges ?
- Oui, rouge ! »

Je m'étais tellement attaché à retenir le contenu des ouvrages, que je n'avais pas prêté attention à leur couverture... Totalement déconcerté, je fouillais ma mémoire, qui sur ce sujet, s'avéra totalement défaillante.

Voyant ma mine, Ohm demanda, alors :

« - Noir ? »

Il espérait peut-être que c'était couleur qui posait problème, mais à vrai dire c'était la nature même de la question qui me posait problème. Abattu, j'eus un haussement d'épaules.

Sensiblement déçu, mon maître déclara :

« - Trois rouges. Deux noirs. »
et il sortit la pile, que je puisse vérifier la véracité de l'information. Après quoi, il rajouta :
« Fini. »
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#6
Ce fut ainsi que débuta mon apprentissage de trappeur.

Chaque fois, mon nouveau mentor, me faisait passer de nouveaux tests pour vérifier mon sens de l'observation. Mais maintenant que j'avais cerné ses attentes, je commençais à mieux y répondre.
Puis, quand il fut certain que j'avais acquis un certain niveau dans le domaine, il en revint à des méthodes plus classiques : dans la boue, il me traçait les traces de pas de chaque bête, afin que je les connaisse toutes. Il m'exposa aussi, très sérieusement, toutes les subtilités qui permettent de différencier les excréments de ces animaux.

Régulièrement, nous passions une journée à récurer, comme à notre premier jour. Mais à vrai dire, ces journées me paraissaient moins repoussantes, alors. En effet, avec le sens que j'avais développé, je remarquais certains détails qui me permettaient d'en apprendre plus que je ne l'aurais cru sur le Temple et mes semblables. Parfois ce que je découvrais pouvais s'avérer compromettant ; pourtant je me gardais d'en faire usage.

Quant au reste de mon temps à l'école... je crois que les prêtres furent ravis de la tournure que cela prenait. Je devins, non seulement un bon élève, mais c'est aussi dans ces moments que naquit ma foi. Avant, j'écoutais, complètement désintéressé et incrédule. Mais les moments partagés avec Ohm, me permettaient de faire le lien entre la théorie, et la pratique. Et je crois bien que l'émerveillement que cela suscita envers notre monde et la nature, commença à ouvrir une brèche dans mes convictions athées.

Une autre conséquence de cette formation, fut la certitude que je nourris vis-à-vis de l'analphébisation de mon mentor. J'avais noté des détails, des signes de jalousie, vis-à-vis de ma capacité à lire. Surtout que jamais, il n'avait montré qu'il en fut capable. Son langage souffrait déjà de fortes lacunes, au demeurant... Et il préférait souvent faire un dessin sur le sol, que de s'engager dans de longues phrases.

Selon toutes vraisemblances, donc, mon maître aspirait à vouloir apprendre à lire et écrire. Il n'en formulait aucunement le souhait, mais peut-être la frustration, ou la honte, de ne pas savoir lire, était à l'origine du caractère bourru de l'homme.

Je décidai alors, pendant le temps que nous passions ensemble, d'insister sur le vocabulaire. Je reprenais souvent les choses pour les dires en d'autres termes. Et je notai l'infime temps de réflexion que prenait parfois l'homme, probablement pour mémoriser la chose. Peu à peu, j'observais quelque amélioration dans son élocution. Ce n'était pas grand chose, et probablement personne d'autre que moi ne le remarqua. Loin d'en ressentir une fierté, que j'aurais trouvé par trop vaniteuse, je trouvais simplement agréable de savoir qu'il en fut plus heureux pour lui-même.
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#7
Je dois avouer que je suis quelque peu nostalgique à l'évocation de ces moments. Et il y a de quoi. Car, si la complicité qui existait entre nous avait mis un long moment à s'établir, elle s'acheva nette.

Je n'ai jamais su ce qui été arrivé à mon mentor ; et j'ai longtemps cherché un quelconque indice de sa présence ou de sa mort. Mais après tant d'années, force est de constater que mes efforts furent vains.

Je garde pourtant des souvenirs précis de notre dernière rencontre. Il était alors en convalescence, et s'était fait tatouer son signe pour « sceller » son destin. Une curieuse tradition, diront certains, mais passons... Le fait est que même s'il ne l'avoua pas, certaines intonations nourrirent mes soupçons comme quoi son trépas était l'oeuvre d'une traîtrise.

J'ai beaucoup soupçonné les Hélions, alors. Car l'époque que nous traversions était trouble et de nombreux indices laissaient à supposer que des combats avaient eu lieu. Pourtant, jamais aucune preuve n'en attesta et cela passa inaperçu. Depuis les relations se sont nouées avec eux, et on oublia vite toute discorde.

Mais pas moi.
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Atteindre :