Ataraxie.
#1
Sans tort et sans reproche

L'affiche indiquait, sous l'illustration enluminée d'une armada surfaite : « Au second jour des pluies, dans le port d'Asteras, appareillera l'expédition de la Vasque-Soleil. Venez nombreux assister au départ de nos vaillants explorateurs, les saluer et les encourager dans... »
le reste était caché par un avis officiel titré « Liste des exécutions » qui énonçait
« Second jour des pluies, Bulkin Noirtunnel, condamné à la décapitation à la hache, pour avoir violé le Traité de Passivité.
Troisième jour des pluies, Terond Valcë, condamné à la pendaison pour larcins divers dont meurtre.
Cinquième jour des pluies, Lynn Othmehtenyë, condamnée au bûcher pour pratique illégale de la sorcellerie et prostitution
. »

Isilgath arrêta là sa lecture et s'apprêtait à entrer dans l'auberge lorsqu'il fut interpellé par un nobliau souriant, qui était lui en train d'en sortir, et avait visiblement bien fait marcher les affaires vu son état de gaîté. A y regarder de plus près, il ne devait pas être noble, mais était vêtu d'habits qui laissaient deviner une aisance récente et semblait plus instruit que la moyenne des clients de l'établissement. L'inconnu arborait un sourire de vieux copain d'enfance.

- Ca va être chouette, qu'est ce que tu en penses ?
- Le bûcher?
- La vasque ! Ils vont ramener plein de choses, ça fait un bail qu'il n'y a plus personne qui a eu le courage d'aller suffisamment loin pour qu'on ait du neuf !


Ne pas répondre, entrer dans l'établissement, boire un verre et oublier aurait été un choix simple et judicieux, mais Isilgath Abesaën se supportait pas qu'un inconnu le tutoie, et surtout, ne supportait pas la critique, même si celle-ci était présentement involontaire et que l'olibrius ne pensait pas à mal. Il objecta de manière aimable – ce qui n'était pas dans son habitude - à l'elfe éméché :

- Pour votre information, je revenais il y a à peine quelques jours d'une mission qui a fait route bien au delà des collines sanglantes, j'y ai vu des centaures et ...
- Ha ha ha ! Un « fabulataure » ! On va rire... Jamais réussi a digérer les centaures. Le porc, ça va, mais le steak, très peu pour moi.


Le rire moqueur ébranla les murs voisins. Mais pas le stoïcisme du narrateur qui confirma :
- J'y ai vu des centaures et j'ai...

A nouveau Isilgath fut interrompu par l'elfe qui pointa son doigt vers le ciel et le remua comme pour faire la leçon à un garçon indiscipliné. L'existence des centaures était encore un mythe très peu accepté dans la populace d'Asteras, qui avait trouvé ce sobriquet pour qualifier les premiers explorateurs a oser affirmer les avoir observés.

- Je ne crois pas une seconde qu'une telle abération puisse exister. C'est un mythe, une histoire inventée par un tavernier bourré à l'asteris. Ou alors si vraiment il y en a un, il a été cousu par un gros sortilège, après avoir pris un morceau de bourrique et un demi cadavre de nain. Je ne crois surtout pas qu'ils puissent se reproduire. Son petiot à la jumentaure, il téterait en bas ou en haut ? Je serais lui, je préférerai en haut !

Sa réflexion ne fit rire que lui. Mais il parvint à retrouver son sérieux pour écouter l'argument suivant.

- Ils sont une civilisation entière et organisée avec des mâles et ...
- Ca tient pas la route. Imagine, avec une bouche d'elfe, nourrir un corps de cheval. En plus ça mangerait quoi ? Moitié barbac pour la partie du haut, moitié herbe pour le bas ? Et une carotte quand il est gentil ?

A nouveau, le sérieux était parti au galop, surtout lorsqu'il poursuivit. La vinasse qu'il avait ingurgité semblant attiser sa verve naturelle, il ne laissa pas un seul moment de silence.

...remarque, ce serait utile ce genre de bestiole, il y aurait plein d'avantages.
Il peut se harnacher seul pour débarder, il peut faire son champ d'avoine lui même,
et en plus, en même temps qu'il tire sa charrue, il peut fumer son champ !

Il s'arrêta pour rire, seul, de sa propre blague, avant de poursuivre.
Je n'te parle même pas de leurs roucoulades... ils ont des lits dix places ? Ou ils dorment debout ? Ils font leur câlins comme les chevaux, l'un sur l'autre ?
Déjà qu'il paraît que les nains usent de chèvres pour se soulager, j'ose même pas imaginer l'utilisation que feraient les centaures d'une chaste ânesse.

Il prit l'air totalement sérieux et grave typique d'un professeur.
D'ailleurs techniquement, il n'y aurait pas de problème pour qu'ils couvrent une jument ! Ca donnerait quoi ? Un muletaure ?
A nouveau il éclata d'un grand rire.

Son interlocuteur restait de marbre. Pas même l'ombre d'une lassitude. Il se contenta de répondre :

- Ils ont des huttes dans lesquelles ils vivent, tout comme nous dans nos maisons.
- Et on appelle ça une écurie ? Dans deux minutes tu vas me dire que tu en as vu un grimper à un arbre, à la seule force de ses bras.
Enfin sérieusement, si ça existe, faut que tu m'en amènes un. S'ils sont doué de parole, peut-être qu'il écoutera mieux que mon canasson quand je le monterai. D'ailleurs tant qu'à faire, ramène moi une femelle, au moins je saurais où mettre les mains !

Derechef, son rire roula dans la pénombre.

- Mmh... tu iras la chercher toi-même, bonne nuit.

Il n'y avait aucune marque d'agacement dans sa voix, il semblait en apparence très calme. Il s'apprêta à faire demi-tour et a rentrer chez lui, l'auberge et sa faune ne lui inspirant plus aucune attirance pour ce soir.

- Ouais, c'est ça, fabulataure de mes deux, tu es bien comme les autres, aucun argument, rien a montrer. D'abord je monte sur mes grands centaures et après je me défile dès que je ...

Toute la tension se relâcha en un seul coup, plus rapide qu'une flèche, et la paume de la main projeta l'appendice nasal de l'elfe au fond de son cerveau, ce qui l'empêcha d'articuler convenablement la fin de sa phrase.

- Je ne fuis JAMAIS.

Isilgath avait un gros défaut. Il était relativement colérique. Voire très. Son autre défaut était d'être une machine a tuer. Il n'avait pas réussi a retenir sa main, pourtant nue et sans arme. L'armée n'avait vu en cela que des qualités. Il avait été entraîné à cela, et il excellait si bien dans l'art du combat à main nue qu'il était devenu instructeur en ce domaine au centre d'entraînement militaire.
Elle appréciait aussi une autre de ses qualités : personne ne l'attendait. Orphelin et célibataire, tout ce qu'il connaissait de l'amour était ce qui lui avait été enseigné dans le quartier du port contre quelques pièces.

Et la valeur accordée à ces qualités lui fut une fois encore confirmée quand son supérieur lui dit après un long soupir :

- … Isil. Tu n'me feras pas croire que tu n'as pas fait exprès ou qu'il était trop fragile ou quoi ou caisse. Mais personne ne t'as vu, personne ne s'est plaint, personne n'a même réclamé le corps, alors on va fermer l'oeil pour celle fois. Personne ne va le pleurer de toute manière. Par contre il vaudrait mieux t'éloigner quelques temps. Ça tombe bien, j'ai une mission un peu... particulière...
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