[Event] La Mort vient d'en haut

[Selinde Belroza]

L'épaisse porte de bois de l'auberge de la Salamandre s'ouvrit bruyamment, laissant apparaitre une jeune femme aux traits durs et fatigués par les combats. Encrassée de la tête aux pieds par la boue, la sueur et le sang, elle avançait d'un pas furieux au milieu des clients attablés. Leurs cris et rires s'étaient tus à son entrée. Sans doute mesuraient-ils dans l'épuisement manifeste de l'arrogante commandante toute l'étendue de la menace qui avait failli s'abattre sur eux. Sur Kandrian.

L'avant-poste n'avait connu de tels troubles si près de ses hautes murailles de granite depuis longtemps. Des démons. Des holdars. Il n'en fallait guère plus pour réveiller les plus tenaces des peurs dans le cœur de la population. Mais la menace avait été repoussée. Et les excès de toute sorte avaient, alors, accompagné la liesse de la victoire.

Pour autant, Selinde ne se souciait pas de ces regards curieux et scrutateurs, et de ces murmures dont elle n'entendait s'il s'agissait de médisances ou d'éloges, qui l'escortèrent jusqu'au comptoir. Elle fulminait intérieurement, et cela se devinait extérieurement à l'insoutenable chaleur qui l'enveloppait. Sans attendre qu'elle s'installe, Vittorio lui avait déjà servi un verre. Habitué aux débordements de colère de la pyromancienne, le tavernier avait appris à anticiper ses demandes et apaiser ainsi ses ardeurs ravageuses.

« Félicitation pour cette éclatante victoire. » murmura-t-il à la sorcière, à présent accoudée au comptoir, qui éclata d'un petit rire nerveux.

« Mais quelle victoire ? » répliqua-t-elle sèchement en agrippant le verre qui s'enflamma immédiatement. Elle resta silencieuse un temps pendant que la flamme bleue répandait, peu à peu, les arômes de l'alcool dans l'air.

« Nous n'avons pas vaincu, nous avons survécu. Une nuance de taille, ne penses-tu pas ? »

Selinde se massa lentement la tempe gauche, cherchant à atténuer les bourdonnements encore incessants qui martelaient ses oreilles. Si elle n'avait miraculeusement eu à déplorer aucune blessure physique, les insupportables hurlements des skilithes résonnaient encore dans son crâne. Ses yeux se perdirent dans le vide quand elle commença à narrer les combats.
Elle raconta ainsi comment Vi'aria s'était, une nouvelle fois, manifestée aux abords de la forêt de Kandrian pour protéger l'Amiral Rajaat et ses acolytes, comment les armées démoniaques avaient rapidement déferlé sur les combattants, faisant quelques blessés graves avant que les renforts n'arrivent en nombre.

« Peu à peu, au prix de notre sang, nous avons repris le dessus. La Dame Infernale, elle-même, montrait quelques signes de faiblesse qu'il nous fallait exploiter pour la vaincre. Mais d'autres que nous souhaitaient profiter de cette occasion. Les Holdars sont apparus.»[b]

Elle but quelques gorgées avant de reprendre et lança un regard perçant au brave homme qui l'écoutait gravement.
[b]« Je n'ai pas honte d'avouer qu'à cet instant, j'ai eu peur en voyant ces êtres imposants dans leurs lourdes armures, faites de ce métal unique qui absorbe la magie. Très peur même. J'imaginais déjà notre fin à tous. Mais nous n'étions rien à leurs yeux. Ils n'étaient pas venus pour nous, mais pour l'achever, elle.

Ils ont lamentablement échoué dans ce projet. »

Elle continua son récit en décrivant la fuite de Vi'aria et de ses généraux vers le sud, pourchassés par ce qui lui semblait être un héros parmi les siens et quelques-uns de ses guerriers, et de la manière dont le Concordat en avait profité pour diminuer drastiquement les forces aussi bien démoniaques que holdars. Elle termina sur le Censeur s'écroulant sur l'herbe verte de la plaine, accablé de coups et de sortilèges.

« Une démone majeure en déroute… Et un chef holdar mort… N'est-ce pas ce que l'on appelle une victoire ? »

Selinde secoua la tête négativement, presque à regret.

« Je n'ai pas dit qu'il était mort, mais que je l'avais vu tomber sous nos lames.

Alors que l'orgueil nous a porté à poursuivre l'un de leurs illusionnistes qui se repliait vers Andoras grâce à une brèche dans la falaise, il est réapparu sous deux formes spectrales que nous avons rapidement dissipées. Ainsi, l'avons-nous réellement tué ? Je n'en ai aucune certitude.

Par contre, je sais qu'en pénétrant le territoire holdar, nous avons attiré un escadron bien plus important et redoutable. Que s'ils avaient eu d'autres intentions que de nous repousser, ils auraient marché sans effort sur Kandrian. Nous avons failli commettre l'irréparable.»

Vittorio garda le silence, comprenant enfin ce qui irritait réellement sa supérieure. Jamais ne l'aurait-elle avoué à voix haute, mais elle s'angoissait à l'idée d'une invasion holdar après avoir contemplé leur puissance. Il le comprenait à présent, elle éructait de sa propre faiblesse.

Soudainement, la sorcière se redressa et se retourna vers la salle bondée. Celle-ci avait repris une activité plus ordinaire et ripaillait gaiement. Elle déclara, couvrant le brouhaha de sa voix forte et autoritaire :

« Votre attention, s'il vous plait !

Toute personne capable de fournir à la Salamandre des informations sur la localisation d'un vieux temple ou sanctuaire, probablement abandonné et oublié aujourd'hui, en hommage à Edar le Juste, se verra offrir repas et boisson à volonté en ce lieu jusqu'à la fin de ses jours. D'avance merci pour votre collaboration.»

Selinde soupira et s'intéressa à nouveau à l'aubergiste à qui elle adressa un bref sourire entendu. Il recueillerait les renseignements pour elle, pendant qu'elle délasserait ses muscles endoloris par l'effort dans les vapeurs réconfortantes d'un bon bain.

Elle avait besoin de silence, aussi, si les séquelles des skilithes le lui permettaient. D'oublier ces derniers événements et les souvenirs qu'elle avait gardé pour elle, omettant volontairement la violence des combats. Les images des combattants happés par la souffrance et la douleur des malédictions holdars, celle d'Ekairos notamment, se tordant sous la torture psychique des mages masqués, demeuraient persistants dans son esprit.