Cendre et poussière
#1
Ma tante m'a dit un jour que rien n'était pire qu'un Jarl cruel, sinon un Jarl cruel désœuvré. Les rumeurs qui courent sur certains de nos dirigeants, Stirling en particulier, ne m'ont jamais donné raison de la démentir. Mais ma tante n'a jamais vu de quoi sont capables les habitants d'Isaroth. Puissent les dieux, dans leur miséricorde, lui épargner un spectacle comparable à celui qui m'a été infligé.

J'ai vu des Agars commettre l'infamie indépendamment de leur volonté. J'ai vu des corps désarticulés animés par un simulacre de vie et se jetant sur les vivants pour en dévorer les chairs. J'ai frôlé la mort derrière les murs glacés de la forteresse du Jarl de Skövendör, et n'ai pu affronter le monstre qu'il est devenu. Mais les récits de mes frères et sœurs Trappistes évoquent des horreurs sans nom. Une âme et un corps pareillement corrompus par les maléfices holdars.

Aujourd'hui, Broder Aaren est mort. Mais ses terres portent encore les stigmates de la guerre. Et chaque jour qui passe apporte son lot de blessures nouvelles au peuple de Skövendör. Les rebelles ont été vaincus ; les Elfes et les Taliens chassés. Mais il reste de petits groupes de pillards et d'opportunistes en tous genres pour venir prélever un tribut toujours plus lourd sur la région.

J'ai quitté mon lit d'hôpital dès que j'en ai eu la force, et j'ai voulu voir de mes yeux ce que prétendaient les rumeurs. Encore faible, j'ai parcouru les routes, suspendue au bras de Gared ou de Floki pour préserver mes forces. Ce que j'ai vu n'était que ruine et désolation. Nous avons traversé des villages dont il ne restait que les fondations. Nous sommes passés devant de sinistres arbres aux branches desquels pendaient les corps de malheureux, le corps brisé et les yeux arrachés par les corbeaux. Nous avons vu des troupeaux entiers égorgés au milieu de pâturages, en si grand nombre que loups et chiens errants étaient incapables de tous les dévorer. Le vent froid du nord ne portait guère à nos narines que des odeurs de mort et de pestilence.

Les vivants ne faisaient guère plus envie que les morts. Réunis dans les quelques villages épargnés par le conflit, le regard vide et le visage émacié, ils avaient à peine la force de nous demander notre aide. Affamés, épuisés, ils offraient une proie facile aux épidémies auxquelles les guerres sont si propices.

J'ai passé des heures innombrables au chevet de blessés et de malades. J'ai échoué à sauver tant de vies que je peine à trouver du réconfort dans celles que j'ai su préserver. Leurs visages rongés par la peur, la fatigue et le chagrin restent gravés dans ma mémoire. Je revois ce fermier dont les mains furent tranchées et les yeux brûlés, retrouvé sur la route, déambulant au hasard et complètement déshydraté. Je revois cette jeune fille à peine en fleur, violée par les maraudeurs d'Aaren avec tant de férocité que ses organes reproducteurs n'étaient plus qu'une bouillie infâme. Ses seins avaient été coupés avec méthode. Je revois ce vieillard, témoin du massacre de toute sa famille et laissé pour mort avec les jambes et les bras brisés à coups de masse. Tous sont partis rejoindre les dieux alors que j'essayais de les sauver.

Non, ma tante n'a jamais vu les horreurs que j'ai vues ces derniers jours. Nous pensions avoir repoussé les ombres d'Isaroth, mais c'est des conneries ! La souffrance est toujours là, plus forte que jamais. Et notre victoire sur Andoras n'en est que plus amère. Skövendör ne se remettra pas avant longtemps de cet épisode sanglant. Les terres et les mémoires garderont pour des années les traces de l'horreur qu'elles ont subie.

Nous ne pouvons pas rester assis à regarder la région se reconstruire lentement. Les villages doivent être reconstruits, les routes réparées, les familles mises à l'abri du besoin. Il faut trouver de quoi remplacer les réserves de nourriture perdues, renouveler les cheptels, refaire les semailles.

Les habitants ne pourront jamais faire tout ça seuls avant l'hiver. Dans notre malheur, nous avons de la chance : les premiers frimas sont encore loin devant nous. J'ignore ce que l'Althing a prévu pour tous ces gens, mais nous n'attendrons pas les bras croisés que Björnhill prenne des décisions. Je parlerai ce soir à mes frères et sœurs Trappistes. Nos talents sont nombreux, et nous pouvons faire beaucoup pour le peuple de Skövendör. Et nous bénéficions désormais de l'ingéniosité de deux Nains. Thrainsa et Rurik Brassefer. Je suis curieuse de savoir ce qu'ils seraient capables de faire pour venir en aide à ces gens…



J'approche, et à travers les brumes je devine
De noirs corbeaux survolant désormais les ruines
De cette petite ville jadis si fière
Dont ne subsistent aujourd'hui que cendre et poussière.
- Extrait de La Geste de Rygwir par Alfkyr Faroë, barde agar -
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