Pas de Kriss, mais des crasses.
#2
L'épée glisse jusqu'à moi et tape dans mes pieds, réveillant une vieille courbature dans ma jambe droite.


Sale gosse.

Ce fut la première pensée qui me traversa l'esprit.
Il est vrai que les marques de respects et les formules pétantes me fatiguent, et je suis contente d'y avoir échappé.
Je préfère de loin les échanges directs.
Mais là, on est clairement dans le niveau au-dessus: l'impertinence.
Tout ce dont j'ai besoin en ce moment, c'est bien d'une petite peste comme toi dans mes pattes…

Mon regard se pose sur son père.
Plus que son air désolé à propos de l'attitude irrespectueuse de sa fille, c'est l'affection paternelle qu'il lui porte, tendre et chaleureuse, que je perçois dans son regard.
Immédiatement la mélancolie me gagne. Cette relation père-fille me renvoie à mon fils, Aloïs.
Il doit avoir à peu près le même âge que Dyanese à présent.
J'aimerais tellement le revoir. Le serrer dans mes bras. Sentir le doux parfum de ses cheveux. L'embrasser. Une mère ne devrait jamais être empêché de voir son enfant. Jamais.

Ma peine, jamais vraiment apaisée, affleure de nouveau à la surface.

Une larme aurait sans doute coulée de cet unique œil valide si je n'avais pas déjà tout évacué. Je m'étonne toujours que cet œil n'a pas encore suivi le même destin que l'autre, mais par dessèchement cette fois-ci.
Je sens mes démons du passé commençait à se saisir de mes chevilles pour m'entraîner à nouveau dans l'enfer de la folie et de la dépression
Non.
Pas cette fois.

Je frappe la paume de main droite sur mon front pour me ramener à la réalité.
Nimor me regarde, inquiet.
Je lui fais signe que tout va bien, et me dirige vers l'étagère, à gauche de son bureau. Mes premiers pas sont mal assurés, mais je me reprends vite, suffisamment je pense pour qu'il n'en voit rien.

Ma main tâtonne derrière les livres et reliques de la troisième étagère, jusqu'à ce que mes doigts tombent sur une surface arrondie, lisse et froide.
Du premier coup.

J'esquisse un sourire et sors, triomphante, une splendide bouteille de vin.
« M-Mais comment as-tu su que… »
Je lance un regard malicieux à un Nimor stupéfait, puis inspecte attentivement le parchemin collé sur verre et portant une inscription arborant de jolies enluminures.
« -Mh… Domaine de Dorival hein ? Et une bonne année qui plus est ! Pas mal… Monsieur ne se prive pas à ce que je vois.
-Elena, crois-tu vraiment que c'est le moment pour ça ? Ne m'avais-tu pas fait la promesse d'arrêter définitivement ? Qui plus est ma fi-
- Allons, ne fait pas les troubles fêtes et le radin avec moi Nimor. Concernant ta fille : elle ne va pas se volatiliser et n'est pas en danger. Après, si elle chute bêtement dans les escaliers et se casse une jambe ou qu'elle s'étouffe, cela signifie soit qu'elle n'est pas douée, soit qu'elle n'a pas de chance. Dans les deux cas, ce n'est pas de mon ressort. Je veux bien me charger de son éducation, mais il y a des limites à ce que je peux faire !"


Pour la bouteille… Un souvenir du bon vieux temps. Et considère que c'est pour me donner du cœur à l'ouvrage.
Rassure toi, je ne vais pas en boire suffisamment pour arriver ivre devant ta fille.
Quoi que… Peut-être l'ivresse fait de moi un bon enseignant ? On essaie ?
Il commence à ouvrir la bouche pour protester, puis finalement la referme sans rien dire. Il sait pertinemment bien à quel point je suis têtue et que je ne fléchirais pas. Puis-je sincèrement lui donner tort ?

Selon lui, ce serait justement un des facteurs de réussite de son « plan ». Car je ne céderais pas à sa fille. Jamais.
Mais il a beau tenter de me le dissimuler, je devine bien que cela l'inquiète également au fond de lui.
Quant à l'objet de son inquiétude… Elle revient à moi ou à sa fille?
Hé bien… Quel qu'il soit, on verra si l'avenir lui donne tort ou raison.

Je m'approche du secrétaire en acajou situé au fond de la pièce, et y récupère deux coupes en cuivre.
Je me saisis du tire-bouchon et entreprend d'ouvrir la bouteille… Avec quelques difficultés, je l'avoue.
Nimor veut m'aider, mais je refuse abruptement son aide.
Je suis peut-être vieille et affaiblie, mais pas encore totalement inapte, non mais !

Récompensant mes efforts, le bouchon finit par céder dans un son sec qui me fait frémir.
Je n'ai pas le temps d'apporter le goulot à mon nez que les multiples arômes m'enivrent déjà.

A ce moment précis, j'en ai déjà complètement oublié la gamine. Une seule préoccupation se présente à moi à présent : goûter ce vin !
Je sers Nimor sans lui demander son avis, et pose sa coupe devant lui sur son bureau.

Il me jette un regard sévère. Je l'ignore totalement. S'il veut jouer à un concours de celui qui les sourcils les plus froncés, il a déjà perdu d'avance.
Je me sers à mon tour et hume ma coupe. L'image de divers fruits rouges et de miel traversent mon esprit, ainsi qu'un passage furtif et bref de thym. Mmmh… Un rouge comme je les aime.
Peut-être aurait-il été plus judicieux de le garder pour le repas. Accompagné d'une bonne viande rouge. Ce serait parfait !
Hélas… Le menu du prochain repas n'était pas « Viande de sanglier braisée sur son lit forestier de cèpes et pommes de terres accompagnés de myrtilles des bois » mais « Fillette dans son berceau de caprices enveloppée dans ses jupons d'amertume ». Le plat typique qui donne de sévères crises de foi, je vous l'assure.

Je m'approche de Nimor et tend mon verre vers lui. Il a un instant d'hésitation puis, consterné et résigné, lâche un soupir et tend son verre à son tour.
J'entrechoque ma coupe à la sienne, et dit avec sarcasme en la levant au plafond :
« A ma résurrection ! » avant de porter la coupe à mes lèvres pour une première et délicate gorgée.
Je profite aussi longtemps que nécessaire du festival de saveurs qui se déchaîne dans ma bouche avant d'avaler.
Magnifique.
Sublime.
Comme je l'avais supposé. Cette cuvée est décidément une merveille.

Là, je n'ai qu'une unique envie : poser mes fesses douloureuses sur une chaise, et ne plus en bouger avant d'avoir fini cette bouteille !
Quand même : ce serait un sacrilège de laisser un pareil vin s'éventer non ?

Je vide cul-sec ma coupe et avant même d'attendre que le liquide descend dans ma gorge, mais glisse déjà -naturellement- vers la bouteille… Hélas, cette dernière se volatilise au dernier moment, et mes doigts ne serre que le vide.
Je regarde Nimor avec défi, agacée.
Il tient la bouteille près de lui, comme un canidé son os, et soutient sans ciller mon regard.

Nous restons plusieurs secondes ainsi. Cela me rappelle nos différends d'une époque trop lointaine. Nul doute que nous pourrions rester de nombreuses heures ainsi, à nous regarder, attendant qu'un des deux abdique, tombe de faim ou de fatigue.
Je suis diablement tentée de relever le défi… Hélas il a un avantage : il est assis, et il n'y a pas de chaises à portée de main.
Erf… Je lui laisse cette victoire. Mais il ne perd rien pour attendre. Cette bouteille sera mienne, d'une manière ou d'une autre, et ni même le panthéon talien tout entier ne pourra s'interposer entre elle et moi.


Je prends une longue inspiration et levant les yeux au ciel, brisant ainsi le duel invisible, je pousse un long et profond soupir.

Quand il faut y aller…

Je pose ma coupe sur le bureau, et me tourne vers la porte qu'a empruntée Dyanese quelques minutes plus tôt.

D'un revers de la manche j'essuie les quelques gouttes subsistant encore sur mes lèvres, puis lance à la volée avant de m'élancer:
« Bien… Allons domestiquer de la gamine ! »
Ignorant superbement les protestations du père que ma phrase ne manque pas de déclencher, je m'élance dans le couloir et le longe, ignorant les regards de tous ces ancêtres pompeux qui me regard avec l'air hautain propres aux culs serrés, à la suite de la jeune fille dont j'allais à partir d'aujourd'hui, assurer la tutelle.


A ce moment précis, je n'ai encore aucune certitude sur la manière dont cela va se passer… Hormis une :
Elle ne risque pas de s'ennuyer.
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