Douce amertume
#1
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Prélude





« S'est-elle réveillée ? », hurla-t-on dans les escaliers.


« Chut ! La pauvre enfant dort encore, n'allez point la faire sursauter ! », répondit une domestique grossièrement fardée et farouchement énervée.



Ces cris du matin étaient de routine. A l'étage de la maison, les portes battaient et les pas s'accéléraient. Les suivantes, au nombre de quatre, se pressaient autour de la riche propriétaire et l'assistaient dans les tâches du quotidien, à l'exemple de la toilette et du lever d'Hilary. Lorsqu'il s'agissait de tirer cette dernière de son sommeil, toutes se dérobaient. Et pour cause ! L'elfe dormait à poings fermés. Comme au premier jour où elles l'avaient trouvée étendue dans l'herbe. La mignonne émouvait, donnait le sentiment d'être aussi fragile qu'un pétale de rose blanche et c'est ainsi qu'on la laissait au lit, recroquevillée sous ses nombreuses couvertures. Son teint pâle, qui nacrait légèrement sur le noir ébène du traversin en soie, exprimait à la fois l'ingénuité et la maladie. Domenys, la femme de chambre, se demandait toujours si elle devait tirer les rideaux ou les laisser clôs. Une voix autoritaire finissait toujours par retentir, effaçant tous ses doutes et la sommant de s'executer.



Ce jour-ci, Lisabeth, la maîtresse de maison, vint réveiller l'elfe en personne.


« Debout ! », s'exclama-t-elle dans un rugissement.



D'un geste brusque, elle leva les voiles bleu-nuit du lit à baldaquin et secoua le corps frêle de l'endormie. Sous les draps, on se mouva et un cou étroit émergea, de même que surgirent deux longs et maigres bras de coton. Pendant, que l'elfe aux cheveux de mille nuances s'étirait, une femme qu'elle ne connaissait point ouvrit les fenêtres. Un filet d'air glacé courut alors à l'intérieur de la pièce et vint caresser sa peau lisse et lactée. Elle frissonna. Elle frissonna, comme elle avait tant l'habitude de le faire. Son corps mince et élancé réagissait exagérément à la chaleur et au froid depuis qu'elle demeurait dans cette habitation. Que lui avait-on fait ? Pourquoi se trouvait-elle là ? De mémoire, Hilary n'avait jamais vécu dans pareil endroit, ni ne connaissait tout ce monde. Pourtant, celui-ci semblait aux petits soins pour sa personne. Et ce, de manière continuelle et avec une sincérité authentique. On lui souhaitait tous les jours qu'elle se rétablisse et qu'elle vole de ses propres ailes. Chaque matin, le personnel entrait en trombe dans la pièce pour aller la laver, la coiffer et l'habiller. Aussi, Lisabeth veillait-elle à ce qu'elle ne manque de rien et ordonnait qu'on lui refît le lit plusieurs fois dans la semaine. On priait même Fryelund afin qu'elle rentre dans son foyer. Mais voilà, elle n'en avait guère. Peu à peu les souvenirs lui revenaient, ils s'emmêlaient inextricablement, à l'image d'une chevelure que l'on néglige, et cette hypothèse devenait constat. Elle était sans famille. Ses parents, elle les méprisait au plus haut point, sans qu'elle ne se rappelait pourquoi. Sans doute lui avaient-ils fait du mal, l'avaient-ils heurtée dans son âme. C'était probablement cela.



Soudain, la porte s'ouvrit en grinçant. Une tête à chapeau apparut, puis une poitrine, que l'on devinait forte sous le tissu, et des épaules recouvertes d'un fichu.


« Je vous apporte votre déjeuner », déclara la femme dans un petit sourire.



Sans dire un mot, la belle et solitaire Ewilan fixa l'individu. Son regard balaya l'espace un instant - elle put constater combien au dehors il faisait beau - puis revint se poser sur la servante. Là, elle se mit sur le bord du lit, posa un pied sur le sol, puis l'autre et se leva. Tout en gardant le silence, l'elfe se dirigea vers la baie la plus proche puis contempla le jardin. A sa droite et à sa gauche, les vitraux déposaient sur son visage sans ride de miniscules motifs translucides, colorés de rouge, d'émeraude et d'argent. Ainsi, elle semblait porter mille bijoux sertis de pierres précieuses, quelque parure imaginaire mais onéreuse. Dans le soleil de midi, sa peau richement décorée se teintait d'or et lui donnait un certain air royal. Si on ne la connaissait guère, on put dire qu'elle était une princesse, une adepte du luxe et une jeune femme coquette. Cependant, la réalité était tout autre. A dire vrai, Hilary était une nomade, une aventurière animée par le besoin de voyager et de découvrir. Le seul port d'attache qu'on lui trouvait était la forêt, ce qu'elle nommait "sa maison", la nature étant sa plus fidèle amie, sa confidente et sa croyance. Ce n'était pas quelqu'un de matérialiste, au contraire, elle était une âme simple qui s'émerveillait devant l'Aube, rêvait de pays enneigés et prenait malin plaisir à voir la mer et le ciel reprendre leurs droits sur chacun des peuples. Jadis, elle avait foulé les terres nacrées d'Ecridel avec pour seul bagage, un morceau de pain au sésame ainsi que son amour pour la faune et la flore.



Les lieux qui l'accueillaient étaient bien différents de ses bois. D'une part, elle avait du troquer tous ses compagnons, les cerfs et les loups, les mésanges et les chouettes, contre des elfes. D'autre part, elle vivait à présent entre quatre murs. C'était comme si on la privait d'air. De fait, l'exiguïté de l'environnement lui donnait la sensation d'étouffer, de se mourir à petit feu. Seuls son imagination et ses songes la faisaient s'évader de cette prison dorée. Ils la maintenaient en vie et venaient contrebalancer le poids des relations sociales imposées.



« Mangez tant que c'est chaud », dit-on d'une voix amicale.



Sans se faire prier plus longtemps, Hilary ewilan s'installa à la table qui occupait le centre de la chambre et goûta le potage qu'on lui avait préparé. Les topinambours, patates douces, courges et potirons réveillaient ses papilles. Quant au soupçon de crème, il lui mit plein de douceur dans la bouche. En même temps qu'elle humait les douces senteurs de l'écuelle, elle se délectait du mets. Elle eut même la surprise de découvrir dans les dernières cuillerées une compotée d'oignons noirs, chose qu'elle n'avait jamais mangée mais qu'elle apprécia fortement.

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