10-12-2011, 15:06:46
Ma contribution :
Citation :La lumière de l'aurore filtre faiblement par la trappe du plafond qui constitue l'unique ouverture de la pièce vers l'extérieur. Le faisceau orangé parcourt lentement les murs humides de la hutte, s'attardant sur les diverses besaces remplies d'herbes rares, les amulettes en plumes, os et poils, puis descend sur la paillasse où je dors, réchauffe ma crinière et finit par m'éblouir à travers mes yeux fermés. Je me dresse sur mes sabots avec force baillements et étirements, avale en vitesse une purée de racines, puis étale mes affaires pour la journée sur la grande table qui occupe une bonne partie de l'unique pièce où je vis. Une vieille serpe pour récolter les fleurs rares que je pourrais trouver en chemin, un épais couteau en fer pour arracher les écorces précieuses, un poignard plus fin pour dépecer le petit gibier, et enfin ma vieille baguette en buis, que je m'étais confectionné il y a bien longtemps, avec l'aide de mon maître, qui voyait alors en moi un jeune talent plein d'avenir. J'empacte mes affaires dans une sacoche en cuir que j'accroche à ma croupe, et monte le court escalier en rondins de bois qui mène à la trappe. J'émerge à l'air libre à travers les énormes racines d'un chène de nombreuses fois centenaire, et qui me sert de toit depuis presque quarante ans. À l'époque, j'avais du faire un choix : la prison ou l'exil... Autant dire que je n'avais pas réfléchi bien longtemps avant de galoper au loin, laissant derrière moi mes amis, mes ennemis, ma femme et mon passé. Je trouvai rapidement, guidé par les éléments qui ont toujours été mes amis les plus fidèles, ce refuge à la fois calme et propice à la magie chamanique. La reclusion et la solitude, qui me semblèrent à l'époque impossibles à supporter, sont désormais la seule chose à laquelle j'aspire.****
Je lève mon visage vers le ciel rosâtre de l'aube, et hume les parfums que je connais désormais si bien. La rosée se dépose sur mes lèvres, mes narines, mes paupières, le vent secoue doucement mes crins, tandis que la terre frémit sous mes sabots nus, me fait entendre sa sourde voix. Je trotte à travers la forêt pour relever mes pièges, reccueillir ces animaux qui m'offrent leur chair. En chemin, je passe près d'un vieil hêtre, dont j'arrache un petit morceau d'écorce, que je machouille tranquillement en continuant ma promenade. Maigre récolte ce matin : un unique lièvre malchanceux, qui me fera office de déjeuner. Je me rends sur la colline voisine, où j'étale les plantes que j'ai cueillies et entreprend d'allumer un feu. Tandis que je dépèce et vide le lièvre de ses entrailles avec mon scalpel, mon regard se perd dans les flammes dansantes, qui semblent particulièrement agitées aujourd'hui. Je perçois l'excitation et la peur, ainsi qu'un avertissement. Je pense alors à un voyageur ou braconnier imprudent qui se serait aventuré assez profondément dans la forêt pour croiser mon chemin, et décide d'aller patrouiller après mon repas.
Le lièvre était vieux et assez chétif, mais la purée d'orties qui l'accompagnait suffit à me repaître. Je commence ma patrouille en suivant le ruisseau au bas de la colline, dans lequel j'attrape au passage une truite fort apêtissante. Lorsque le ruisseau n'est plus qu'un fil d'eau ténu, je bifurque et m'engouffre dans les sous-bois, baguette à la main et prêt à déchainer les éléments sur le premier intrus. Cependant, après avoir inspecté un large cercle autour de mon abri, je ne trouve aucune trace d'un quelconque passage, et retorune donc seulement à moitié rassuré vers ma hutte. Sur la route, je découvre un jeune plant de gentianes aux vertus médicinales que je ramasse dans l'idée de le replanter près de chez moi. Enfin, alors que la lumière baisse et que la lune commence à devenir visible dans le ciel, j'arrive devant mon chène.
Je remarque d'emblée une excitation peu commune dans l'atmosphère, une sorte de surprise dans la terre, et un trouble certain dans l'humidité qui commence à se déposer sur mon poil. Devant l'entrée de ma hutte, des traces de pas presque imperceptibles me mettent sur le qui-vive, et j'entre prudemment dans mon refuge, paré à toute enventualité. Lorsque j'arrive finalement au bas de l'escalier de fortune, je remarque sur mon lit que ma couverture est en boule, alors que je me souviens très bien l'avoir étendue avant de partir. Finalement, le bruit d'une respiration faible et douce m'indique que quelqu'un est effectivement dans mon lit. Ne doutant pas que l'intrus est endormi, je balaie du regard la pièce, cherchant un quelconque paquetage, mais rien n'attire mon attention si ce n'est mon garde-manger à moitié ouvert. Cet étranger a pensé pouvoir se servir chez moi, il va apprendre à ses dépens que le gîte et le couvert ne font plus partie de mes mœurs. J'arrache violemment la couverture de mon lit, me préparant à punir l'imprudent, et découvre, en position fœtale, une jeune elfe, presque un enfant, entièrement nue, et serrant dans ses bras un morceau d'étoffe. Elle se réveille brusquement et me jette un regard apeuré, auquel je répond par un étonnement sans borne. Puis, la voyant tremblante et serrant de plus belle son paquet, je réalise que je dois être effectivement terrifiant, vêtu d'une simple peau d'ours, ma baguette menaçante à la main, et le visage recouvert d'une barbe et d'une chevelure crasseuse. Un simple échange de regard me fait comprendre qu'il me faut l'aider et non la châtier, que cet être est différent, et mérite ma pitié. J'abaisse donc ma garde et ramasse la couverture, puis me dirige vers elle afin de l'en couvrir. Tremblant de plus belle, elle se laisse faire sans un mot et sans desserer l'étreinte autour de son petit paquet, en me fixant d'un regard dans lequel je lit une méfiance et une peur sans borne, mais également un début de reconnaissance. Je tente de lui parler, mais seul un son rauque émane de ma gorge, et je réalise avec étonnement que je n'ai pas prononcé un mot de langage commun depuis des lustres. Je réussis cependant à lui demander d'où elle vient, mais sa seule réponse est son regard toujours fixé sur moi.
Nous restons plusieurs minutes, elle en tailleur, moi agenouillé, à nous fixer, presque sans ciller, et je comprends que ce canal de communication est le seul qu'elle utilisera, j'essaie donc de lui faire comprendre par un regard bienveillant que je vais l'aider. Son expression, cependant, ne varie pas d'un iota lorsque je lui souris, et j'ai l'impression qu'elle ne regarde pas mon visage, ou même mes yeux, mais sonde mon âme. Ne pouvant soutenir son regard plus longtemps, je laisse courir mes yeux sur son visage angélique, puis redescend le long de son cou, de ses fines épaules et de ses bras délicats. Je remarque alors qu'elle a laissé la couverture tomber au bas de son ventre, et qu'elle sert contre sa poitrine son baluchon. Mon regard s'égare alors sur ses seins, la courbure de ses hanches, qui sont les mêmes que ceux d'une jeune centaurine en fleur, et qui réveillent en moi un vieux désir que je pensais éteint après tant d'années de solitude. Je sens alors sur moi le poids de son regard, et relève les yeux vers les siens, comprenant qu'elle a tout de suite compris l'intégralité de mes pensées. J'approche tout de même une main de son visage, dans un geste que je veux rassurant, et la pose sur sa joue dans une caresse réconfortante. Son regard, toutefois, reste profondément concentré sur mon âme, prêt à détecter la première arrière-pensée. Alors que ma main descend de sa joue sur son menton, puis sur sa nuque, je sens une tension parcourir son échine, mais ce contact avec cette peau si douce, si pure, si fraîche, m'empêche de comprendre qu'elle est aux abois, et je m'approche d'elle, tandis que ma main continue de descendre, sur ses épaules. Alors que ma caresse atteint son aisselle, un éclair cinglant me déchire le flanc, et je croise dans son regard non plus la peur, mais juste une colère muette, et un air de reproche. Je baisse les yeux vers la source de ma douleur, et l'elfe lache alors le poignard qui est enfoncé dans ma hanche. Je saisis le manche noir, dont le contact est à la fois chaud et d'une froideur mortelle, et extirpe lentement la lame ensanglantée, du même noir intense. Le sang coule abondamment de ma blessure et je commence à tourner de l'oeil. La jeune elfe me regarde toujours calmement, et je lui fais comprendre d'un coup d'œil à quel point je regrette mon geste, l'étendue de ma honte et mon désir de regagner sa confiance. Puis je me dis qu'elle l'avait probablement déjà compris avant même que je puisse l'énoncer clairement dans mon esprit. Ma blessure saigne toujours, et j'entreprends alors de l'éponger avec un chiffon, puis de la nettoyer à l'aide des plantes que j'ai ramassé à peine une heure auparavant, et de bander la plaie avec un pansement en feuilles d'orties tressées. Je verse également un filet d'eau pure sur ma plaie en lui insufflant le pouvoir de guérir et soulager la douleur.
Confiant dans mes talents de soigneurs et dans le pouvoir des plantes et de l'eau, je me retourne alors vers l'elfe, qui est toujours dans la même position, en tailleur sur mon lit, la couverture lui couvrant les jambes et le bas du ventre. Cependant, son étoffe est ouverte à côté d'elle, et je constate qu'en plus du poignard en pierre noire, elle contient également une pierre grande comme la paume de la main, et dont la couleur est indéfinissable, changeant à chaque instant du noir au blanc, du violet au rouge. Ses mains sont posées sur ses cuisses, et elle révèle maintenant sans crainte la nudité de son torse. Je lui tend son poignard afin qu'elle le reprenne, mais elle ne bouge pas et je comprends qu'elle me l'offre. Je le range sur une étagère à côté d'autres couteaux, et perçois alors dans son regard un brin de malice, peut-être même de moquerie. Notre conversation silencieuse continue encore plusieurs minutes, puis d'un coup elle rompt le contact et s'allonge dans mon lit en se recouvrant de la couverture. Je comprends que je vais devoir dormir par terre, et m'allonge sur le tapis de mousse, en grognant lorsque mes muscles déchirés se contractent sous l'effort. Malgré le bizarre de la situation, et les mille pensées qui tournoient dans mon esprit libéré du regard de l'elfe, je m'endors rapidement.
Au milieu de la nuit, une vive douleur me réveille soudainement, et je distingue à la clarté de la lune la silhouette de l'elfe, accroupie à mon côté, ses yeux bleus brillants dans l'obscurité. Elle me fait comprendre d'un regard que je peux dormir dans le lit. Je m'exécute et elle entreprend de refaire mon pansement, qui est imbibé de sang noir. Je réalise alors que ma blessure est toujours ouverte, et que le sang s'écoule lentement. Inquiet de voir mon sortilège et mes baumes s'avérer inefficaces, je m'endors néanmoins, mon infirmière lovée à mon côté.
Le soleil est déjà haut dans le ciel lorsque j'émerge, et je trouve mon invitée habillée d'une robe confectionnée avec son étoffe, en train de préparer de la nourriture qu'elle a trouvé dans le garde-manger. Je tente de me lever, mais la douleur à la hanche est trop violente. Un coup d'oeil m'indique que la plaie a désormais une tente noirâtre peu engageante, même si le saignement semble s'être arrêté. Aux grands maux les grands remèdes, j'attrape mon gros couteau et le chauffe au rouge en murmurant une incantation dans la langue du feu. Je remarque que l'elfe s'est interrompue et me regarde maintenant d'un air intéressé. J'applique alors la lame incandescente sur ma plaie, en tentant de retenir mes cris de douleur. Une fois la plaie cautérisée, j'utilise une épingle de buis, dans laquelle j'enfile une ficelle en écorce de chêne, que je trempe dans un bol d'eau en lui appliquant un enchantement de soin. Alors que je murmure l'incantation dans la langue de l'eau, j'entends un écho presque imperceptible : l'elfe répète mes mots avec une voix cristalline et à peine audible, comme le chuchotement d'un ruisseau. Je recouds alors la plaie, dans l'espoir que le fil enchanté sera plus efficace que mes précédents remèdes.
Je me lève alors, malgré les protestations de mon corps, et me met à l'étude du poignard avec lequel elle m'a frappé. Celui-ci est fait d'un seul bloc, taillé dans une pierre que je ne connais pas, lisse et éfilée comme un rasoir sur la lame, et rugueuse sur le manche. En approchant le poignard de mon oeil, je remarque qu'il est entièrement recouvert d'inscriptions que je ne parviens pas à déchiffrer. Je poursuis l'étude en le soumettant aux éléments : je le plante dans la terre, celle-ci noircit localement, et je peux sentir sa protestation ; je le trempe dans l'eau, et l'eau se trouble, devient épaisse et sale ; je l'expose au vent, et le sifflement de l'air sur la pierre devient strident comme une plainte ; je la jette dans le feu, enfin, et les craquements des buches deviennent des rugissements de colère et de peur, tandis que les flammes entament une danse funèbre. L'elfe m'a vu faire avec fascination en semblant avoir compris tout ce que je faisais, et les conclusions que j'en tire. Nous échangeons un regard : elle a compris ; elle le savait bien avant que je me livre à toutes mes expériences, elle le savait probablement au moment où elle m'a poignardé. Cette étrange lame était une arme mortelle, empoisonnée par des runes et des enchantements qui me surpassent, et que les éléments eux-même ne peuvent pas combattre. Je vais donc probablement mourir. Je reste stoïque devant cette révélation : ma vie a sans doute été plus longue qu'elle n'aurait dû l'être, et quelque chose me dit que mon savoir ne s'éteindra pas avec moi.
La nuit tombée, je sors seul, et soumet le poignard à un dernier examen. Je l'élève dans la lumière de la lune, et celle-ci me lance un appel, à moi, porteur et victime du poignard. Les reflets neigeux qui apparaissent sur la surface de la pierre m'enjoignent à rejoindre l'astre, et à lui rapporter ce qu'il a perdu. Je pense alors à la pierre, ainsi qu'à la jeune fille. Je rendrai le poignard, je rendrai la pierre de lune, mais la fille restera ;je partirai à sa place.
Les jours suivent, des jours d'agonie pour moi, et d'apprentissage pour ma nouvelle élève. J'ai l'impression de ne faire que réveiller un savoir qu'elle possède déjà, tellement elle semble familière avec les quatres éléments, et semble en maîtriser les langues. Je lui fais explorer la forêt, lui montre quelles plantes sont comestibles, lesquelles peuvent vous sauver la vie ou au contraire, être fatales. Je lui apprend à commander aux éléments, mais aussi à les écouter, à leur parler et à se faire accepter d'eux. Elle devient bientôt plus habile que la plupart des chamans le seront jamais, et son potentiel me semble infini. Au bout de deux semaines, je n'ai déjà plus rien à lui apprendre, et lorsque je me repose, elle se promène dans la forêt à la recherche de nouvelles plantes, de nouveaux ruisseaux auxquels elle ne se serait pas encore présentée, d'une colline qu'elle n'aurait pas encore escaladée. Mon armoire se remplit bientôt d'ingrédients nouveaux, découverts par mon apprentie, déjà supérieure au maître.
Je meurs une nuit de pleine lune, et nous nous rendons pour l'occasion dans une clairière que j'affectionne particulièrement. Je m'allonge à bout de force sur un gros rocher plat au centre de la clairière, et la jeune elfe s'adosse à mon ventre. Le poison de ma hanche s'est propagé jusqu'à ma poitrine, et je ne ressens presque plus de douleur. Là, je lui raconte l'histoire de ma vie, dans un mélange des langages des quatre éléments. Je lui narre mon enfance, mon affinité de toujours pour le chamanisme, la manière dont un chaman respecté m'avait découvert et accepté en tant qu'élève. Elle écoute le récit de mon ascension rapide : jeune chaman, puis rapidement un des chamans les plus influents du peuple centaure, et enfin, apothéose de ma gloire, ma nomination en tant que Chaman du roi alors que je n'avais même pas trente ans, une première dans notre histoire.
Et puis, je lui raconte ma chute, ma stupidité et ma vanité. Au sommet de ma gloire, deuxième centaure du royaume, si ce n'est le premier, j'avais épousé la nièce du roi, j'étais un modèle de réussite pour tous les jeunes centaures. Mais un jour, un chaman de campagne, relativement connu pour avoir beaucoup voyagé dans le pays centaure et ailleurs, décida de me donner une leçon d'humilité. Il me défia à une joute chamanique, qui consiste à s'affronter sur les quatre éléments à la suite. Je n'avais jamais perdu une telle joute, et ce n'était pas alors que j'avais atteint l'apogée de mes pouvoirs que j'allais perdre la face. J'acceptai donc le défi sans hésiter, et la sanction fut féroce. Lorsqu'il fallu dompter l'air, l'ouragan que je créai fut dispersé en deux temps trois mouvements par son mur d'air, qu'il escalada ensuite avec aisance jusqu'à la cime des arbres alors que je ne lévitai qu'à quelques mètres du sol. La terre, que je pensais être mon domaine de prédilection, ne m'apporta pas plus de réussite : je réussis à faire trembler toute la vallée où avait lieu la joute, exceptée la parcelle de terre où mon rival se tenait tranquillement. Puis le sol se déroba sous mes pieds quand le séisme de mon adversaire se joignit au mien, tandis que lui se tenait solidement debout sur son rocher. L'épreuve de l'eau fut dans le même ton : je détournai un ruisseau et l'envoyai sous forme d'une tornade aquatique sur mon adversaire, qui absorba toute l'énergie et la redirigea sur moi sous la forme d'une lance d'eau, que je ne pus esquiver que partiellement, et finis trempé des pieds à la tête. Je déchainai alors ma colère dans l'épreuve du feu, créant une énorme explosion qui engendra un incendie terrifiant, attisé par un vent de ma création. L'incendie allait ravager toute notre arène, et j'avais en plus enfreint les règles en utilisant l'air pour attiser mon feu, mon adversaire inonda donc la vallée pour éteindre le brasier. À l'issu du combat, il vint me voir et m'expliqua pourquoi j'avais perdu chaque épreuve, sans me tenir rigueur de mon écart pendant la dernière joute. Ensuite, comme c'était la coutume, il pouvait me demander quelque chose que je possédais afin que je lui donne. Vue la victoire écrasante qu'il m'avait infligée, il aurait pu me demander mon titre de Chaman du roi, ou au moins ma maison. Il n'en fit rien, et me demanda simplement le manteau que je portai, car le sien était abimé après plusieurs mois de voyage. L'humiliation fut complète lorsque je dû rentrer torse nu chez moi, après avoir subi une écrasante défaite.
Je me rappelai alors un diadème qu'il portait au front et qu'il enleva à la fin de l'affrontement, et en déduit directement que c'était ce bijou qui lui conférait un pouvoir supérieur au mien, et que si je me l'appropriai, je serai forcément le chaman le plus puissant du monde connu. N'écoutant que ma colère et ma vanité, je me rendis le soir même dans la clairière où il avait planté sa tente, et le provoquai en duel à mort. Cette pratique était bien sûr interdite par la loi, et le gagnant serait donc coupable de meurtre. Il tenta donc de me calmer et de me raisonner, mais la fureur obscurcit mon jugement. Je fis appel à la magie lunaire, qui avait toujours été la plus puissante en moi, même si je répugnai à l'utiliser car je préférai la réalité de la nature aux mystère des astres. J'invoquai toute la puissance de la déesse Aletheria, qui m'offrit ce soir-là avec plus d'énergie que jamais. Mon adversaire fut terassé dès ma première attaque, sa peau durcie par ses incantations défensives de la terre fut fissurée par mon attaque, et il mourut presque instantanément. Je pus alors récupérer sa coiffe. Lorsque je l'enfilai afin d'en goûter le pouvoir, cependant, je réalisai que l'objet était un simple ornement, sans pouvoir magique, un bibelot inutile en somme. Accablé par le regret devant ma soif de vengeance et de pouvoir, je restai plusieurs heures en contemplation devant le crime que j'avais commis, puis pris la fuite vers une contrée où l'esprit du chaman que j'avais assassiné me laisserait en paix.
Lorsque je termine mon récit, mon apprentie m'observe avec un regard que je ne lui avait encore jamais décelé ; un mélange de pitié, de respect et d'affection. Sous le coup de ce regard, je l'embrasse, et elle me rend ce baiser, qu'elle sait être un adieu. Lorsque nos lèvres se séparent, je lis dans ces yeux un trouble. Elle veut essayer de lutter contre le destin, essayer de sauver le condamné à mort que je suis. Et derrière cette intention, il y a un désir plus profond, celui d'apprendre les arcanes lunaires, habituellement réservées aux centaures, et dont elle a perçu la puissance dans mon récit. Elle se redresse brusquement, et cours au milieu de la clairière pour appeler la rivière la plus proche à venir sauver ma vie. Elle se tourne également vers la lune et implore son aide, mais c'est moi que la déesse-lune écoute à cet instant, et j'appelle son feu ; je lui rend ce qu'elle a égaré, le poignard dans la main droite, la pierre dans la main gauche. Je m'offre à la déesse à la place de l'enfant égaré, à qui je veux donner une chance de laisser son empreinte sur le monde. Quand le faisceau blanc me frappe de plein fouet, je sais que je rejoins les autres chamans de mon peuple, et que je peux m'asseoir à leur côté sans honte désormais.
Citation :Bon sang, j'aurais pu le sauver ! J'aurais dû le sauver ! Maintenant, la pierre sur laquelle il reposait ne porte aucune trace de son passage. Je laisse toute ma colère et ma frustration se déchaîner, dans une langue que je ne connais pas mais que mon maître a inconsciemment utilisée pour me raconter l'histoire de son crime et de son exil. Et la lune me répond, par un terrible éclair qui vient frapper à nouveau la pierre, mais qui cette fois-ci porte en lui toute ma fureur, et toute la fureur d'Aletheria, qui vient d'être dupée par mon maître.
Un cratère béant s'ouvre désormais au milieu de la clairière, et je me sens faible pour la première fois de ma vie. Je tente de me rappeler l'incantation qui a produit ce résultat, mais les mots refusent de se former dans mon esprit troublé. M'approchant du cratère, je découvre en son centre une petite pierre ronde, pas plus grande que la paume de la main, dont la couleur est difficile à cerner, tant elle change à chaque instant. Je décide de garder cette pierre comme souvenir, sachant qui l'a envoyée là.
Je retourne dans la hutte dans laquelle je suis venue au monde, enfant de la lune égarée, et confectionne un piedestal pour la pierre de lune, que je dispose au dessus de la grande table. Je jette un regard circulaire dans ce qui est désormais ma maison et j'ai l'étrange impression de découvrir un nouveau lieu : je devrai désormais remplir le garde-manger à côté de la table, je serai désormais seule dans l'énorme lit au fond de la pièce, les outils éparpillés sur la table et sur les étagères qui recouvrent tous les murs sont désormais les miens, et l'armoire remplie d'herbes rares, médicaments ou poisons, est désormais à ma seule disposition.
Déboussolée par cette nouvelle situation, je m'assoie sur le lit, pleure quelques instants l'être disparu, puis m'endors. Le lendemain, je suis réveillé par la lumière de l'aurore qui filtre par la trappe et qui vient m'éblouir à travers mes yeux fermés.