Instants de repos
#2
Plus aucun bruit autour d'elle ne lui parvenait.
Abasourdie par la douleur qui galopait dans ses veines, mettant en vrac ses sensations et éparpillant sans difficulté ses sens, Cendre resta plantée là, devant la Forteresse du Jarl Aaren. Ses yeux clairs fixaient avec une surprise non dissimulée les deux carreaux qui s'étaient figés dans son ventre.
Des auréoles cramoisies s'étendaient doucement sur sa robe pourtant bordeaux. Elle les voyait bien de là où elle était. Peut-être que les autres Sentinelles ne les voyaient pas aussi bien, mais ils avaient bien vu les carreaux, puis les balles.
C'est la voix de Léonide, pressée et fébrile, qui sortit la jeune mage de ses rêveries. Elle releva sur lui ses deux grands yeux écarquillés qui se demandaient bien à quel jeu il jouait. S'il avait su, Léonide lui aurait répondu que la guerre n'avait rien d'un jeu, mais elle n'eut pas le temps de poser une dernière question.
Sa gorge se noua comme le feu prenait de nouveau le dessus, prêt à la faire exploser pour la protéger, prêt à prendre le dessus. L'instinct était là. Léonide la secoua – il la tenait par les épaules. Il avait eu beau la soigner, elle saignait toujours autant. Elle pâlissait à vue d'œil alors que son corps montait en température.
Cendre jeta des regards autour d'elle. Des cris perçants résonnaient. Un guerrier bousculait d'autres guerriers pour venir la voir, elle. L'avoir elle.
La gamine – car Cendre n'avait l'air que d'une petite poupée blanche aux yeux d'or – leva vers lui ses yeux. Elle n'avait pas peur. Elle n'avait jamais eu peur de la mort. Elle l'observa attentivement, imprimant dans sa rétine ce qui serait peut-être la dernière image de toute sa vie.
Léonide hurla.
Mais le fléau s'abattit alors même que Cendre fixait Gared sans sourciller. La balle qui lui avait transpercé la jambe droite l'empêcha d'esquiver, quand bien même elle aurait voulu.
Elle s'écrasa sur le sol dans un bruit d'os cassés et de chair broyée.



Dans le Dispensaire, tout le monde s'activait en silence, avec un air grave.
Il y avait une atmosphère sinistre mais ce n'était pas rien de recoudre tant de petites plaies profondes. La plus importante, celle qu'avait laissé le fléau, avait déclenché quelques hémorragies. Si elles n'avaient pas été mortelles, elles avaient eu quelques… séquelles, sur le corps de la jeune mage, des séquelles qu'elle garderait à vie et dont elle ne pourrait jamais se défaire.
Il y aurait après ça, si elle survivait, un vide dans sa vie, un vide qu'elle ne pourrait plus jamais combler.
On estimait qu'elle avait eu beaucoup de chance, car sa petite stature et son état de santé la rendaient plus fragiles que les autres taliens. Elle avait ainsi beaucoup hérité de sa mère, tant en beauté qu'en grâce, mais ce n'était pas forcément une bonne chose quand on était allongé sur une table dans le Dispensaire de Nacre.
A la fin de la journée, on referma toutes les plaies et on banda le corps de la demoiselle. Son abdomen était particulièrement abîmé – son ventre avait reçu un coup dévastateur. Ses deux cuisses avaient pris le choc sans se briser, ce qui n'était pas le cas de son bras gauche réduit en miettes.
Fort heureusement pour elle, elle était droitière.
On referma sur elle la porte et on la laissa se remettre petit à petit de ses plaies, bienheureux de la voir encore vivante et saine.



Les Sorciers blancs faisaient des miracles, Cendre le savait déjà, elle avait déjà vu à l'oeuvre Elena plus d'une fois, mais ça l'étonnait toujours.
Il n'avait fallut qu'une longue semaine pour qu'elle puisse enfin se lever. Chancelante, elle flânait régulièrement dans les pareterres du Dispensaire et attendait des nouvelles du front. On lui avait dit qu'Evrard avait rejoint la capitale, ramenait par une caravane venant de la forteresse, de même que Victor. Victor qui avait d'ailleurs selon les dires des infirmières été vraiment brave.
Ça ne l'étonnait qu'à moitié. Victor était du genre imbécile heureux. Ce n'était pas le genre à se poser deux fois la question quand il s'agissait de sauver le plus grand nombre, et encore moins quand la majorité était ses amis. Elle ne pouvait pas vraiment le critiquer, c'était une qualité familiale qu'elle avait du mal à s'expliquer. Léonide était aussi comme ça. Lazzare aussi, même si c'était toujours difficile de lui reconnaître une quelconque qualité.

Elle apprit certaines choses lors de sa convalescence.
Tout d'abord, qu'elle avait échappé de peu à la mort, et qu'elle ne devait la vie qu'à un paladin qui l'avait maintenu en vie durant toute la durée du retour et à une sorcière blanche du Dispensaire.
Ensuite, qu'elle n'aurait jamais d'enfants. Le fléau avait en effet réussi à endommager les os de ses hanches mais également à déclencher une hémorragie si grave qu'il avait fallu faire quelques ablations. Un rein y était également passé.
La bonne nouvelle était qu'elle s'en remettait doucement et facilement, aidée sans doute par la magie d'eau qui coulait dans ses veines d'elfe du nord orpheline.

Cendre passait alors ses journées à attendre la visite de Victor, demandant quelques nouvelles aux infirmières. Elles gloussaient souvent trop forts en lui parlant de lui, ce qui laissait Cendre agacée. Elle préférait encore ne rien savoir si c'était pour les voir dans cet état. Elle avait de toute façon déjà toutes les informations qu'elle voulait : Victor était vivant.

Au bout de deux longues semaines, elle quitta enfin la couche et on l'autorisa à rejoindre la Tour où elle avait une chambre depuis son plus jeune âge. Elle la rejoignit et n'avait pour toute preuve de son engagement martial qu'un bandage de lin qui soutenait son bras gauche encore en miettes. Elle s'en remettrait mais les sorciers blancs lui avaient bien dit qu'il lui faudrait au mieux un bon mois pour voir quelques améliorations.
Une potion au matin et une potion au soir pour améliorer et accélérer la repousse des os, c'était tout ce qu'ils pouvaient faire pour l'instant.

Assise à une table dans la Tour de l'Orbe, elle observait les allers et venus dans le jardin. Elle avait entendu dire qu'au front, les hommes tombaient un à un. Elle eut une pensée pour Lenwë. Elle le savait plus fragile qu'elle. Elle jeta un regard au soleil qui brillait de mille feux dans le ciel. Elle se surprit à prier Edar de surveiller et de protéger l'elfe des neiges afin qu'il ne lui arrive rien.
Et aussi à tout le groupe.

Un bruit de métal la sortit de sa contemplation et c'est sans mal qu'elle reconnut Victor, tout fringant et cassé à la fois, qui arrivait là. Elle eut un petit sourire moqueur. Même brisée, elle ne cesserait jamais de se moquer de ce grand Daudet.

« Et ben, on a de la chance d'être encore en vie. Surtout moi, sans me vanter. Je me souviens plus très bien, mais il y avait du monde !
Ça va toi ? Pas trop de mal à te remettre ? Ça te dit qu'on aille boire quelque chose dans une taverne ? J'ai soif et je me prendrais bien un peu cidre. Ou alors du vin. »


Elle le fixa, silencieuse.
Pas trop mal ? Elle hésita. Est-ce qu'elle devait vraiment lui parler de tout ce qui s'était passée durant les quelques heures où elle était restée sur cette table au Dispensaire, entre la vie et la mort ?
Est-ce que seulement il avait envie de savoir ?
Son sourire se crispa.

« Pas toi ?
J'ai pas trouvé Evrard, tu l'as vu ? »


« Pas encore non, mais il est arrivé juste avant toi, et juste après moi, alors… il devrait déjà être sortit, je crois ? J'espère ? »

Contrairement à Victor, Cendre n'était pas aussi euphorique. C'était même tout l'inverse.
Le fait de ne pas avoir vu Evrard depuis l'inquiétait, autant que la situation actuelle au front pouvait semer le trouble dans son coeur. Elle ne comprenait pas vraiment ce qui faisait que Victor était aussi joyeux. Elle mit ça sur les potions dont les sorciers blancs gavaient quelques malades pour les rendre plus dociles et moins enquiquinants.

« Je ne sais pas pourquoi, je pète le feu depuis mon réveil ! Pourtant j'ai encore mal.
... Je pète le feu, ah ah ah. C'est drôle, non ? »


Elle le fixa, et finalement eut un petit rire avant de se lever de sa table, se tenant légèrement le ventre car même rire lui faisait mal. Ses doigts effleurèrent la cicatrice qui scindait son abdomen en deux. L'idée même de la savoir là la rendait mal à l'aise, malade. Elle eut une petite moue triste.

« Je veux bien aller boire un verre, mais seulement du lait chaud. J'ai envie de lait chaud. »

Cendre passa devant Victor, l'invitant alors à la suivre. Sa robe rouge et blanche la seyait parfaitement, mettant en valeur sa taille fine et son décolleté. La plus part de ses blessures se cachait en dessous.

« Les infirmières m'ont dit que tu étais resté tout seul, dehors, face à une horde de agar. »

Elle leva sur lui un regard mi-hautain mi-dédaigneux.

« Tu veux être père, Victor ? Si tu veux être père un jour, évites ce genre d'âneries. Tu as de la chance que des troupes taliennes t'ont extirpé du bain de sang, sinon tu n'aurais pas eu de fils, et Père aurait perdu le sien. Imagine un peu la tristesse de ta mère si je devais lui apprendre que tu es mort en voulant faire le brave ! » Elle lui jeta un regard terrible, celui d'une mère qu'elle ne serait jamais : « Être brave c'est réussir la folie qu'on entreprend. Quand on rate, on est juste un raté doublé d'un fou. La témérité ça te va très mal Victor. »

Alors qu'ils sortaient de la Tour, elle conclua sur un tout petit :

« La prochaine fois, fais attention à toi. T'aurais pu mourir. »

Ce n'était plus vraiment un reproche, du moins ça ne sonnait pas du tout comme tel.
Elle détourna le regard et observa sagement la ville haute.

« On va à quelle Taverne ? L'habituelle au Lit du Fleuve, ou plutôt une en centre ville ? »

Le Lit du Fleuve, célèbre taverne où les Sentinelles passaient plus de temps à boire qu'à parler de leur plan, se situait entre Yris et Asteras. C'était l'endroit où Lìrulìn, la mère de Cendre, avait rencontré Lazzare. C'était un lieu très spécial pour Cendre.
Mais c'était un peu loin pour deux éclopés comme eux.
Répondre


Messages dans ce sujet

Atteindre :