15-02-2014, 02:23:58
Il est des grands combats qu'il est dur de gagner.
Des combats que nulle arme, sinon la détermination, ne permet de remporter.
Chao Hu est aujourd'hui âgée de neuf ans. Un an après la terrible, dans le sens moral du terme, nuit qui l'a fait devenir une meurtrière secrète aux crimes acerbes. Mais lors de cette nuit, vous vous rappellerez sans doute ce qui a été la ligne directrice de tout cet enchevêtrement chaotique de cadavres innocents.
L'alcool.
La petite hélionne avait connu ce breuvage avec une satisfaction naturelle, un mauvais goût prononcé pour ce qui a l'art de vous détruire le corps et l'âme insidieusement, dans le plus total des silences, dévorant lentement l'être dans des morsures douces, des caresses empoisonnées, des douceurs létales.
Il n'était pas une journée sans qu'elle ne fasse couler dans sa gorge le vin de palme qui livrait en elle sa traître sensation de quiétude. Elle ne sortait plus beaucoup, ne voyait plus grand monde, et elle commençait à devenir un fantôme que personne ne remarquait dans la ville.
Elle ne voyait que les Oussoud Ashams, toujours en buvant, dans des réunions secrètes. Mais ce n'est pas le sujet.
Il est arrivé une chose, dans sa perdition, qui lui a permis de se relever. Un petit garçon, malheureux, comme elle. Qui n'avait dans le regard que le poids déjà trop lourd des années, comme elle. Qui n'avait dans le sourire que des larmes dissimulées par une blancheur jaunâtre, comme elle. Qui n'avait dans la gestuelle que le désespoir d'une finitude annihilante, comme elle.
Il n'avait pas de joie à communiquer, pas de force à partager, pas de ressources à offrir. Et pourtant, quand il la vit, au détour d'un bâtiment, il s'arrêta. Comme bloqué par un mur de verre, enchaîné dans une camisole de force, totalement aphone, il ne pouvait ni bouger ni parler, juste la regarder. Il lui fit un signe de la main.
Elle s'arrêta. C'était la première fois que quelqu'un faisait attention à elle depuis plusieurs mois. Elle se força à sourire et se dirigea vers lui.
Ils sympathisèrent, rapidement. Ils ne se séparaient plus. S'il était l'état brut, il était le ciseau qui arrondissait les angles. Nombreuses furent les mésaventures de ces deux garnements. Elle était toujours là, ivre sans tituber, pour faire ce qui nécessitait une absence de conscience, une folie furieuse frisant la folie. Et il était toujours là pour sortir les beaux discours, les belles paroles, les justifications raisonnables ramenant les conflits sans solutions à de simples discussions se terminant par des accolades amicales. L'un n'allait jamais sans l'autre, et l'autre n'irait jamais sans l'un.
Jusqu'à une nuit, où ils dérobèrent quelques marchandises dans une caravane au départ. Une fiole s'était brisée sur le sol et avait sonné l'alarme. Les deux jeunes amis avaient du fuir, loin, courant partout, pourchassés par une horde de commerçants furieux. Le feu des torches illuminait la ville, porté par des hourras de vengeance tous sauf rassurants. La peur gagnait les deux enfants, et ils n'eurent d'autres choix que de quitter la ville. C'était la première fois depuis des lustres que Chao Hu et son compagnon n'avaient pas mis le pied dehors.
Ils s'enfuirent loin dans le désert. Les chiens qui les pourchassaient vite rapidement demi-tour en piaillant, reniflant l'odeur d'un troll énervé dans les alentours. Et la préoccupation changea rapidement dans le cœur des hommes de Babylios, qui s'armèrent pour s'occuper de la bête plutôt que de deux jeunes inconscients qui allaient sans doute périr dans la grande étendue jaune.
La première nuit froide, laissant s'étendre son drap glacé sur les peaux peu couvertes dans un silence mortuaire. Une bonne semaine s'écoula où l'assassine en herbe chassait quelques vipères pour son compagnon, qui s'occupait les cuisiner. Ils se cachèrent, sans espoir, sans savoir s'ils pouvaient rentrer, s'ils pouvaient revenir dans leur ville sans voir leurs mains coupées pour leurs méfaits. Ils eurent de nombreuses discussions philosophiques, sur la nature de l'homme, son instinct de survie, sa force éphémère et son sentiment de puissance pourtant si frêle. Ils s'enhardissaient chaque jour de leur survie, remplaçant peu à peu leur frayeur par des routines quotidiennes, des rituels salvateurs qui n'étaient plus maintenant que des habitudes aussi évidentes que le soleil dans le ciel.
La petite, de son côté, était rapidement en train de descendre ses réserves d'alcool. Sous les supplications de son ami qui voulait la voir arrêter de boire. Et pourtant, quand elle était sobre, elle avait ce sentiment de vide, ce sentiment de manque, celui qui vous porte la main vers le ventre verdâtre du monstre pour y faire porter le goulot à la bouche et déverser son venin dans des goulées malsaines. La bouteille était pour elle comme une amie qui ne risquait pas de la trahir, un fidèle sujet entièrement dévoué à sa cause obéissant au doigt et à l'œil.
Un soir enfin, la demoiselle Pinheht se chamailla, que dis-je, se disputa violemment avec le jeune homme qui l'accompagnait. Il n'en pouvait plus de la voir finir ses journées dans l'état le plus pitoyable qu'il existe. Cette loque humaine que devenait la jeune fille n'était pour lui plus que l'ombre d'un passé ravagé par la torpeur moite d'un échec désabusé. La discussion fut tellement virulente que le garçon partit, agitant les bras d'une exaspération pas suffisamment exprimée.
Mais il ne fallut pas longtemps pour qu'elle l'entende hurler.
Elle courut pour voir ce qui se passait. Pas assez vite.
Elle le vit, allongé sur le sol, gisant comme un oiseau abattu en plein vol, entouré par deux hyènes qui ricanaient avec satisfaction de ce buffet qui s'était offert à eux. Elle n'eut pas un instant d'hésitation cependant, elle brisa sa bouteille encore à moitié pleine sur son genou et déversa le reste du contenu dessus pour désinfecter la plaie qu'elle venait d'ouvrir. La douleur n'était qu'une information qu'elle ne recevait plus, tant son sang bouillonnait dans ses artères. Elle courut encore, vers feu son ami, et écorcha avec son tesson la première bête qui s'enfuit en jappant. La seconde tourna un petit autour de la petite avant de bondir, mâchoire ouverte en avant, pour s'empaler purement et simplement sur l'arme de fortune.
Chao Hu lâcha tout et se précipita vers son compagnon. Elle s'agenouilla, et l'observa. Sentant les larmes monter, reniflant peu élégamment, elle ferma les yeux et laissa couler les perles de tristesse sous ses yeux de jais. Filant telles des pirogues sur le torrent, ces gouttes témoins du deuil brouillaient le regard de l'hélionne qui ne voyait plus que le reflet de ses sanglots dans le miroitement aqueux.
Lorsque enfin, d'un geste désinvolte de la manche, elle essuya son chagrin, elle ne vit que le sable devant elle. Pas de sang, pas de mort, rien.
Derrière elle, la voix familière de son camarade résonna.
« Je suis là , choupinette. Je t'ai aimé, tu sais. T'étais ma namoureuse. Mais tu ne m'aimais pas. Tu préférais ton breuvage. J'étais là pour t'en écarter, je n'ai pas réussi. Maintenant que la situation est désespérée, je n'ai plus de rôle. Plus de raison d'être. »
Elle le regarda sans comprendre et le vit disparaître. Il réapparut, devant elle cette fois.
« Tu peux rentrer en ville, ils t'ont oublié. Tu n'es plus personne. Tu n'es même plus toi même. Tu n'as même plus la force de me garder en vie. Ton esprit s'égare. Adieu. »
Il s'évapora à nouveau, pour ne jamais réapparaître. Il n'était que le produit de l'âme de la jeune fille. Un ami imaginaire qui l'avait accompagné dans ses délires psychotiques, complétant la solitude par des chimères audacieuses.
Mais l'alcool avait tout rongé, et il avait finit par disparaître.
Ce brusque retour à la réalité fut un électrochoc sentimental pour Chao Hu, qui ne regardait l'horizon qu'avec déception.
Elle soupira, longuement. Prenant d'amples respirations pour se calmer, comprendre.
Elle était seule, elle l'avait toujours été.
Mais maintenant, elle le comprenait. Elle le savait.
Elle oublia tout derrière elle, et reprit le chemin de sa maison.
Si vous cherchez bien, entre les dunes, peut-être remarquerez vous quelques bouteilles vides. D'autres pleines, si vous avez de la chance.
Ce sont celles de la rédemption.
Depuis ce jour, plus jamais la jeune Pinheht ne versa une goutte alcoolisée entre sa langue et son palais.
Elle repartit, toujours avec des compagnons, sur les routes de l'aventure, pour servir son peuple du mieux qu'elle le pouvait.
A neuf ans seulement, c'était une femme qui camouflait ses peines derrière le rideau théâtral de l'insouciance.
Des combats que nulle arme, sinon la détermination, ne permet de remporter.
Chao Hu est aujourd'hui âgée de neuf ans. Un an après la terrible, dans le sens moral du terme, nuit qui l'a fait devenir une meurtrière secrète aux crimes acerbes. Mais lors de cette nuit, vous vous rappellerez sans doute ce qui a été la ligne directrice de tout cet enchevêtrement chaotique de cadavres innocents.
L'alcool.
La petite hélionne avait connu ce breuvage avec une satisfaction naturelle, un mauvais goût prononcé pour ce qui a l'art de vous détruire le corps et l'âme insidieusement, dans le plus total des silences, dévorant lentement l'être dans des morsures douces, des caresses empoisonnées, des douceurs létales.
Il n'était pas une journée sans qu'elle ne fasse couler dans sa gorge le vin de palme qui livrait en elle sa traître sensation de quiétude. Elle ne sortait plus beaucoup, ne voyait plus grand monde, et elle commençait à devenir un fantôme que personne ne remarquait dans la ville.
Elle ne voyait que les Oussoud Ashams, toujours en buvant, dans des réunions secrètes. Mais ce n'est pas le sujet.
Il est arrivé une chose, dans sa perdition, qui lui a permis de se relever. Un petit garçon, malheureux, comme elle. Qui n'avait dans le regard que le poids déjà trop lourd des années, comme elle. Qui n'avait dans le sourire que des larmes dissimulées par une blancheur jaunâtre, comme elle. Qui n'avait dans la gestuelle que le désespoir d'une finitude annihilante, comme elle.
Il n'avait pas de joie à communiquer, pas de force à partager, pas de ressources à offrir. Et pourtant, quand il la vit, au détour d'un bâtiment, il s'arrêta. Comme bloqué par un mur de verre, enchaîné dans une camisole de force, totalement aphone, il ne pouvait ni bouger ni parler, juste la regarder. Il lui fit un signe de la main.
Elle s'arrêta. C'était la première fois que quelqu'un faisait attention à elle depuis plusieurs mois. Elle se força à sourire et se dirigea vers lui.
Ils sympathisèrent, rapidement. Ils ne se séparaient plus. S'il était l'état brut, il était le ciseau qui arrondissait les angles. Nombreuses furent les mésaventures de ces deux garnements. Elle était toujours là, ivre sans tituber, pour faire ce qui nécessitait une absence de conscience, une folie furieuse frisant la folie. Et il était toujours là pour sortir les beaux discours, les belles paroles, les justifications raisonnables ramenant les conflits sans solutions à de simples discussions se terminant par des accolades amicales. L'un n'allait jamais sans l'autre, et l'autre n'irait jamais sans l'un.
Jusqu'à une nuit, où ils dérobèrent quelques marchandises dans une caravane au départ. Une fiole s'était brisée sur le sol et avait sonné l'alarme. Les deux jeunes amis avaient du fuir, loin, courant partout, pourchassés par une horde de commerçants furieux. Le feu des torches illuminait la ville, porté par des hourras de vengeance tous sauf rassurants. La peur gagnait les deux enfants, et ils n'eurent d'autres choix que de quitter la ville. C'était la première fois depuis des lustres que Chao Hu et son compagnon n'avaient pas mis le pied dehors.
Ils s'enfuirent loin dans le désert. Les chiens qui les pourchassaient vite rapidement demi-tour en piaillant, reniflant l'odeur d'un troll énervé dans les alentours. Et la préoccupation changea rapidement dans le cœur des hommes de Babylios, qui s'armèrent pour s'occuper de la bête plutôt que de deux jeunes inconscients qui allaient sans doute périr dans la grande étendue jaune.
La première nuit froide, laissant s'étendre son drap glacé sur les peaux peu couvertes dans un silence mortuaire. Une bonne semaine s'écoula où l'assassine en herbe chassait quelques vipères pour son compagnon, qui s'occupait les cuisiner. Ils se cachèrent, sans espoir, sans savoir s'ils pouvaient rentrer, s'ils pouvaient revenir dans leur ville sans voir leurs mains coupées pour leurs méfaits. Ils eurent de nombreuses discussions philosophiques, sur la nature de l'homme, son instinct de survie, sa force éphémère et son sentiment de puissance pourtant si frêle. Ils s'enhardissaient chaque jour de leur survie, remplaçant peu à peu leur frayeur par des routines quotidiennes, des rituels salvateurs qui n'étaient plus maintenant que des habitudes aussi évidentes que le soleil dans le ciel.
La petite, de son côté, était rapidement en train de descendre ses réserves d'alcool. Sous les supplications de son ami qui voulait la voir arrêter de boire. Et pourtant, quand elle était sobre, elle avait ce sentiment de vide, ce sentiment de manque, celui qui vous porte la main vers le ventre verdâtre du monstre pour y faire porter le goulot à la bouche et déverser son venin dans des goulées malsaines. La bouteille était pour elle comme une amie qui ne risquait pas de la trahir, un fidèle sujet entièrement dévoué à sa cause obéissant au doigt et à l'œil.
Un soir enfin, la demoiselle Pinheht se chamailla, que dis-je, se disputa violemment avec le jeune homme qui l'accompagnait. Il n'en pouvait plus de la voir finir ses journées dans l'état le plus pitoyable qu'il existe. Cette loque humaine que devenait la jeune fille n'était pour lui plus que l'ombre d'un passé ravagé par la torpeur moite d'un échec désabusé. La discussion fut tellement virulente que le garçon partit, agitant les bras d'une exaspération pas suffisamment exprimée.
Mais il ne fallut pas longtemps pour qu'elle l'entende hurler.
Elle courut pour voir ce qui se passait. Pas assez vite.
Elle le vit, allongé sur le sol, gisant comme un oiseau abattu en plein vol, entouré par deux hyènes qui ricanaient avec satisfaction de ce buffet qui s'était offert à eux. Elle n'eut pas un instant d'hésitation cependant, elle brisa sa bouteille encore à moitié pleine sur son genou et déversa le reste du contenu dessus pour désinfecter la plaie qu'elle venait d'ouvrir. La douleur n'était qu'une information qu'elle ne recevait plus, tant son sang bouillonnait dans ses artères. Elle courut encore, vers feu son ami, et écorcha avec son tesson la première bête qui s'enfuit en jappant. La seconde tourna un petit autour de la petite avant de bondir, mâchoire ouverte en avant, pour s'empaler purement et simplement sur l'arme de fortune.
Chao Hu lâcha tout et se précipita vers son compagnon. Elle s'agenouilla, et l'observa. Sentant les larmes monter, reniflant peu élégamment, elle ferma les yeux et laissa couler les perles de tristesse sous ses yeux de jais. Filant telles des pirogues sur le torrent, ces gouttes témoins du deuil brouillaient le regard de l'hélionne qui ne voyait plus que le reflet de ses sanglots dans le miroitement aqueux.
Lorsque enfin, d'un geste désinvolte de la manche, elle essuya son chagrin, elle ne vit que le sable devant elle. Pas de sang, pas de mort, rien.
Derrière elle, la voix familière de son camarade résonna.
« Je suis là , choupinette. Je t'ai aimé, tu sais. T'étais ma namoureuse. Mais tu ne m'aimais pas. Tu préférais ton breuvage. J'étais là pour t'en écarter, je n'ai pas réussi. Maintenant que la situation est désespérée, je n'ai plus de rôle. Plus de raison d'être. »
Elle le regarda sans comprendre et le vit disparaître. Il réapparut, devant elle cette fois.
« Tu peux rentrer en ville, ils t'ont oublié. Tu n'es plus personne. Tu n'es même plus toi même. Tu n'as même plus la force de me garder en vie. Ton esprit s'égare. Adieu. »
Il s'évapora à nouveau, pour ne jamais réapparaître. Il n'était que le produit de l'âme de la jeune fille. Un ami imaginaire qui l'avait accompagné dans ses délires psychotiques, complétant la solitude par des chimères audacieuses.
Mais l'alcool avait tout rongé, et il avait finit par disparaître.
Ce brusque retour à la réalité fut un électrochoc sentimental pour Chao Hu, qui ne regardait l'horizon qu'avec déception.
Elle soupira, longuement. Prenant d'amples respirations pour se calmer, comprendre.
Elle était seule, elle l'avait toujours été.
Mais maintenant, elle le comprenait. Elle le savait.
Elle oublia tout derrière elle, et reprit le chemin de sa maison.
Si vous cherchez bien, entre les dunes, peut-être remarquerez vous quelques bouteilles vides. D'autres pleines, si vous avez de la chance.
Ce sont celles de la rédemption.
Depuis ce jour, plus jamais la jeune Pinheht ne versa une goutte alcoolisée entre sa langue et son palais.
Elle repartit, toujours avec des compagnons, sur les routes de l'aventure, pour servir son peuple du mieux qu'elle le pouvait.
A neuf ans seulement, c'était une femme qui camouflait ses peines derrière le rideau théâtral de l'insouciance.