A l'académie, tout est possible...
#2
C'était pour des moments comme ça que Viraj ne regrettait rien.
Bien sûr, il aurait pu en vouloir à son père de l'avoir mis dehors comme le dernier des malpropres, sous prétexte qu'il était un mauvais garçon, qu'il ne travaillait pas bien et qu'il était depuis toujours la risée de la gente féminine. Il aurait également pu s'en vouloir à lui-même d'être un bon à rien mis à la rue.

Au lieu de tout ça, au lieu de ressentir de la honte ou de la colère, Viraj, et c'était ce qui le caractérisait le mieux dans la vie de tous les jours, était un homme particulièrement optimiste.
Certes son père l'avait jeté à la rue sans le moindre sous, le forçant à errer et à se remettre en question, mais n'étais-ce pas là ce qui lui avait permis de trouver un travail, de s'exonérer de ses responsabilités d'héritier dans une maison trop étroite avec une mère aussi possessive que la vieille mais encore très belle Amina Sherr'kan ?
Si on le lui demandait à ce moment précis, où monsieur est assis sur une chaise, le regard sur les jardins de l'école d'Alchimie de Babylios, alors oui, il vous le dirait, avec ce sourire qui quoi que charmant dénote toujours une bonté d'âme infinie, une bonté un peu simplette, il vous dirait qu'il ne regrette rien.

Ni d'avoir été le plus piètre des guerriers de l'école.
Ni d'avoir été le plus bon à rien des fils de Fahd Sherr'kan.
Ni d'avoir été le plus perdu des hommes de Babylios au temps où il faisait faim.

Pourquoi ?

Parce que ce chemin, aussi sinueux et douloureux fut-il, aussi profonde fut l'abysse… ce chemin, c'est celui qui l'a forgé comme l'homme qu'il est aujourd'hui, et en toute modestie, avec l'humilité la plus profonde et la plus sincère, Viraj Sherr'kan sait qu'il est un homme bien.

Sans doute de trop, se dit-il en sortant de sa vaine contemplation, remarquant dès lors ce qui était passé inaperçu jusqu'à maintenant, à savoir une petite lueur à l'étage du dessus.
Il sait bien qui il y trouvera s'il se lève, et il sait qu'à la laisser ainsi, il se fait plus de mal à lui qu'à elle. La jeune élève ne risque rien dans sa salle de classe, ou tout au plus une explosion par inadvertance, mais lui risque beaucoup, car le fils du berger Fahd est aussi une sorte de berger : il est concierge à l'école d'Alchimie.

Un métier glorieux à ses yeux, car il guide et mène les jeunes apprentis, les futurs grands maîtres de Babylios, ceux et celles dont la cervelle fonctionne bien mieux que la sienne. Il les mène dans la quiétude et la sérénité des couloirs, leur permettant tantôt d'étudier, tantôt de dormir aux bonnes heures, et veille aux grains afin que tous trouvent son chemin.
Il est cet homme à tout faire du rez de chaussée, celui qui rit trop fort aux blagues des jeunes filles, qui dégaine son arme pour impressionner les jeunes garçons et se fait finalement tirer les oreilles par la grande direction parce que voyez-vous, même à Babylios, cela ne se fait pas d'être trop intime avec les élèves.
Sous couvert de bonnes mœurs et d'éthique, Viraj se bride, se frustre. Pourtant, c'est un enfant à sa façon, malgré sa barbe d'homme et son regard qui a vécu. Malgré ses trente ans, malgré ses mains qui ont travaillé, il n'est pas plus mature ni plus intelligent que ces enfants.
Et c'est lui qui devrait les garder ?

Il soupire finalement, car si son rôle est de veiller à l'ordre et au grain, il doit faire au moins l'effort de paraître transporter par sa mission. Chose difficile quand on a jamais vraiment été sage non plus.
Finalement il s'extirpe de sa torpeur, rengaine à sa ceinture le vieux cimeterre de son père, unique héritage, cadeau, de ce dernier. Fahd lui a dit, « un jour ce cimeterre, tu t'en serviras de la meilleure façon qui soit, pour protéger une femme, un enfant, un vieillard ou une veuve, et ce jour-là, tu te souviendras que tu es le fils de Fahd Sherr'kan, et qu'avant toi, ton père a fait de même. Tu devras en être fier alors, car il n'y a que de cette façon qu'un guerrier peut acquérir de l'honneur et du mérite, et que c'est là la mission que Solaris nous a tous donner : vivre dans l'honneur et dans le mérite ».

De grands mots pour finir concierge, n'est-ce pas ?
Son père avait été heureux d'apprendre qu'il avait un travail. Moins heureux en faisant une croix sur la carrière militaire tant espérée de son fils, presque fantasmée. C'était la seule chose qu'il manquait à la famille. La soeur de Fahd était mariée un sorcier et elle avait à présent trois chiards, qui auraient sans doute tous un avenir.
Lui n'avait pas de famille ; son père aurait tant aimé qu'il eut au moins un bon métier.

Les marches défilèrent sous Viraj qui n'y pensait plus du tout. Moins il y pensait, mieux il se portait.
Il avait rencontré son père deux jours plus tôt, pour lui annoncer qu'il allait bien, que les choses se passaient bien à l'Institut, ce genre de chose. Depuis qu'il ne vivait plus sur le toit, Amina se faisait un sang d'encre, mais Fahd lui avait interdit de verser le moindre centime à leur « bon à rien de fils », afin qu'il apprenne la vie.
Viraj ne demandait rien à son tour, parce que cela ne se faisait pas, et qu'il était de ces hommes qui souffrent en silence avec un sourire sur les lèvres.

C'est avec ce même sourire sur les lèvres, le même, qu'il se planta entre deux étagères, osant un regard sur l'élève. Il était dans son dos, si bien que Malak'a mit un temps prodigieusement long à se rendre compte de sa présence (comme il la connaissait, son esprit n'était plus vraiment des leurs mais partit bien loin).
Il eut un large sourire en croisant ses prunelles :

« Je ne te fais pas de dessin sur le pourquoi de ma présence ici, mh ? »

Le ton était égal, léger, pas une once de reproche.
Viraj n'avait jamais eu la moindre autorité sur quoi que ce soit…
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