Nevermore (Plus jamais)
#43
Il marchait dans la forêt, suivant toujours le Lynx qui l'attendait régulièrement.

Depuis combien de temps marchait-il ainsi à l'aveuglette ?

Il n'avait pas réussi à retrouver depuis son réveil la notion du temps. La luminosité, déjà faible sous le feuillage épais des arbres, et qui se faisait peu à peu de plus en plus rare, lui indiquait néanmoins que l'a nuit approchait.

Ses jambes lui faisaient mal, courbaturées.

Ses souvenirs lui étaient en partie revenus.

Il put alors se remémorer qu'il n'avait cessé de marcher ces derniers jours, et qu'il n'avait plus depuis trop longtemps déjà goûté à un repos fort bien mérité.

Combien de temps allait-il encore tenir dans cet état ? Il l'ignorait.

Heureusement, sa fièvre avait pratiquement disparu.

Sur le chemin, son mystérieux guide s'était arrêté plusieurs minutes auprès d'un cours d'eau pour lui permettre de se désaltérer complétement, et de remplir sa gourde en prévision du reste du chemin.

Puis, plus loin, le félin avait de nouveau fait halte, cette fois-ci à côté d'une concentration sur le sol d'une plante nommée Arum.

Eäril connaissait cette plante à la fleur étrange et à la grappe de fruit rouge très populaire, que les légendes reliaient beaucoup aux vipères. Ses grandes feuilles vertes et centaurées possédaient des propriétés cicatrisantes, et permettaient de lutter efficacement contre les infections des blessures externes.
Or il portait une blessure infectée.

Il avait alors jeté un regard interrogateur au Lynx, qui impassible, resta immobile, comme s'il attendait quelque chose.

Etait-ce le fruit du hasard ? Sans doute pas…

Il prit alors le temps d'improviser un cataplasme en mâchant au préalable les feuilles de la plante en prenant soin de ne pas en avaler, puis en étala sur la totalité de la plaie infectée la pâte visqueuse ainsi obtenue.

Ceci fait, l'animal, semblant satisfait, se releva et reprit sa route, inlassablement, derrière lui et continuant à le suivre, un Eäril épuisé mais déterminé, dont se bousculaient néanmoins dans la tête, pour ne pas changer, de multiples questions.

Il n'y avait rien de plus normal que son totem le guide et l'aide, c'était d'ailleurs la mission d'un totem de jouer le rôle de gardien et de guide auprès de ses protégés... Malgré tout il n'arrivait pas à comprendre pourquoi il faisait ça.

Quelles étaient ses intentions ?

Pourquoi cette marche silencieuse et interminable ? A-t-elle une destination au moins ?

Et surtout, pourquoi se montrer maintenant, alors qu'il n'avait cessé jusqu'alors de se soustraire à lui, de l'éviter, malgré qu'il ai tout fait pour tenter de communiquer avec lui ?

De plus, il n'avait jamais eu la certitude que cet animal était réellement son totem… Néanmoins, il avait toujours écarté cette hypothèse, afin de pouvoir se raccrocher à un espoir au moins une fois dans sa vie, si frêle et fragile soit-il.

L'épreuve initiatique durant laquelle chacun découvre l'identité son animal totémique est un moment crucial pour chaque jeune Homme-Bête.

Normalement, une semaine est suffisante pour que lui soit révélée la véritable nature de son totem… Mais dans le cas d'Eäril, les choses n'avaient pas été aussi faciles, et constituait encore pour lui, un moment tragique et sombre dont il ne voulait pas se rappeler, qu'il fuyait... Encore une fois.

Pourquoi cherchait-il ainsi perpétuellement à se faire douter et à sa torturer inutilement ?

Il serait évident pour n'importe quelle personne autre que lui que cet animal était bien son totem, et nombreuses étaient les preuves qui allaient dans ce sens : les apparitions, les visions, l'invitation à le suivre, l'eau, la plante…
Mais il n'était pas comme n'importe-qui, et la boule noueuse de l'anxiété persistait au creux de son ventre, comme une angoisse indicible.

Etait-ce un piège ?

Une illusion ?


A plusieurs reprises depuis qu'il suivait ses pas, il s'était pincé, craignant d'être une fois de plus la victime d'un doux et illusoire rêve, derrière lequel se dissimulait un insidieux cauchemar.

Mais à chaque fois, rien ne s'était passé, hormis la douleur…
Mais dans les songes aussi, on pouvait souffrir…

Il pensa également à rattraper la bête et à la toucher, pour s'assurer qu'elle était bien réelle, mais il craignait de l'effrayer et de la faire fuir, et peut-être cette fois pour toujours. Et il ne pouvait pas prendre ce risque, celui de voir se briser sa seule chance d'obtenir des réponses.

De plus, il avait un peu plus tôt pu remarquer l'empreinte de sa patte dans une dépression boueuse le long d'un ruisseau, avait pu le toucher, la sentir… Alors pourquoi continuait-il ainsi à douter ?

Agacé par cette contradiction qui le déchirait et le tourmentait, celle de ne pas croire ce qu'il voulait à tout prix croire, il décida de rejeter ces inquiétudes parasites pour ne plus se concentrer que sur sa marche.

Quelle utilité de se poser des questions dont il ne possédait pas les réponses ?

Il devait se contenter de le suivre. Qui sait, sans doute se trouvait au bout du sentier, les réponses, si attendues et espérées ?

Oui, il ne devait pas réfléchir et marcher.

C'était aussi simple que ça.

Et pourtant...



Machinalement, il porta ses doigts à sa blessure afin de vérifier que le cataplasme tenait bien.

Le remède semblait efficace, sa migraine avait disparu et la fièvre se dissipait peu à peu.

S'il n'avait rien fait, et surtout, si son guide ne lui avait pas montré la plante, sans doute aurait-il fini par succomber à un moment ou l'autre l'infection.

Finalement, cette morsure à première vue bénine avait bien failli se révéler mortelle.

Quoth…

Il se souvenait à nouveau d'elle à présent... Et cela n'était pas sans amertume.


Etait-ce parce qu'il l'avait abandonné que la blessure s'était infectée ? La corbeau avait-elle tenté de se venger en usant de sorcellerie ?

Venant d'une pareille femme, cela ne l'étonnait pas… Et l'effrayait aussi, tout en le plongeant dans une profonde mélancolie.

Pourquoi était-il triste pour une femme dont il ne connaissait presque rien et à qui il avait sauvé la vie malgré en l'apportant à temps aux disciples d'Hallista, et ce malgré ce qu'elle lui avait et lui faisait toujours endurer ?

Certes, il était celui qui avait failli la tuer. Mais cela était nécessaire, ou un pan entier de la forêt aurait-été consumée par les femmes.

Il n'y avait à cet instant-là pas d'autres choix possibles.

Il avait fait ce qui devait être fait.

De plus, une fois entre les mains des guérisseurs, sa présence n'avait plus été nécessaire.

Alors pourquoi ? Pourquoi culpabilisait-il ainsi ?

Pourquoi s'inquiétait-il de savoir si elle allait bien ? De savoir où elle se trouvait à présent ?

Pourquoi le souvenir de ces deux yeux bleus implorant et suppliants qui le fixait, l'appelant à l'aide dans un cri de détresse silencieux, le hantait-il ainsi, revenant sans cesse parasiter le cours de ses pensées malgré qu'il le chassât à chaque fois ?

Elle devait le haïr à présent...

Non.

Elle le haïssait, c'était une certitude.

Il l'avait laissé seul alors qu'elle réclamait son assistance.

Il avait fui, en la laissant derrière lui. Seule.

Fui, comme toujours, comme l'éternel lâche qu'il était.

Le souvenir tragique de sa famille remonta du plus profond des plus profondes noirceurs de son âme.
Un autre tel que lui aurait pleuré toutes les larmes de son corps, mais cela faisait longtemps à présent que ces dernières l'avaient quitté et ne venaient plus quand il réclamait leur présence, afin d'extérioriser silencieusement sa souffrance et sa solitude.

C'était lui qu'on avait abandonné, qu'on avait laissé seul. Pas l'inverse.

Et c'était la faute de cette femme.

La blessure, le feu, les cauchemars, la douleur. Tout.

Tout ceci était sa faute.

Pas la sienne.

Quel que soit l'endroit où elle était et sa situation, elle pouvait bien crever, et son cadavre se faire déchiqueter par les charognes ! Plus jamais il ne recroisera sa route, plus jamais !

Et si malgré tout, le destin en décidait autrement... Alors il la tuerait. Ce qu'il aurait déjà dû faire depuis longtemps déjà.

Mais cette fois-ci il n'échouera pas.

Simplement.

Efficacement.

Et ensuite, il sera libre.

Libre de mettre fin, à son tour, à sa misérable et pathétique existence.

Oui.

Voilà ce qu'était le destin d'un maudit tel que lui.

Il ne pouvait pas y échapper.

Ne le souhaitait pas.

Mais avant, avant, il devait faire quelque chose.

Découvrir ce que son totem comptait lui révéler.

Découvrir la vérité.


Chaque chose en son temps.

L'heure viendra où il pourra enfin accomplir son destin.



Il s'extirpa du fil obscur de ses pensées… Pour réaliser que le souffle du vent avait changé. Il était devenu plus fort, plus tenace.

Il s'arrêta et regarda autour lui. Il était sorti de la forêt et se trouvait à présent à la juste limite de sa lisière.
S'étendait devant lui, jusqu'à l'horizon et sans discontinuités, les plaines.

Le jour s'était définitivement couché.

Le froid féroce et vil de la nuit mordit sa peau dénuée.

Il frissonna.

Devant lui, il distinguait avec difficulté son guide.

Malgré qu'ils étaient à présent à découvert et vulnérables, l'animal persistait d'avancer avec la même nonchalance vers le Nord.

Etrange.

Les lynx étaient réputés pour être des animaux qui restaient cachés, d'où la difficulté de les voir, et il pouvait d'ailleurs en attester lui-même...

Alors pourquoi sortir de la rassurante et protectrice exiguïté des arbres ?

Qu'y avait-il ainsi au Nord, qu'il voulait à tout prix lui montrer, au risque de se mettre lui-même en danger ?


Toujours des questions sans réponse.

Et toujours la même conclusion, la seule et unique qui s'imposait à lui : le suivre.

Il reprit sa marche.

Très vite, il réalisa que ses inquiétudes n'étaient pas justifiées : son totem s'avéra encore plus difficile à suivre que dans la forêt et malgré le fait que ce dernier n'ait pas modifié son rythme, du fait de l'obscurité et du parfait mariage de sa silhouette avec les ombres environnantes.

On ne pouvait pas dire la même chose de lui, qui debout et seul dans une zone aussi découverte, était beaucoup plus vulnérable.

Aussi redoubla-t-il de prudence et de précaution, et continua d'empreinter les pas de son totem.

Il marcha pendant de longues minutes à l'aveuglette, traversant les immenses plaines ventées que seul éclairait le pâle halo de la lune… Quand soudain, une lumière et des cris au loin l'arrêtèrent net.
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