Nevermore (Plus jamais)
#42
Le silence.
Elle le détestait. Du plus profond de son âme. D'une âme aussi pourrie qu'inutile, mais une âme qui ressentait encore, un peu. Quelque fois elle pouvait apprécier un picotement, un relent. C'était mignon et doux. Ça rassurait son petit cœur que l'enfant n'était pas devenue qu'une machine.

Combien de temps tout ça va durrerrr ? souffla Quoth.

Autant de temps que tu l'accepteras, et tu le sais.
Tu poses des questions stupides.


Elle eut un petit sourire amusé, un peu gêné aussi, d'arriver encore à être naïve parfois.
C'aurait été une victoire pour beaucoup, la preuve que même la plus grande des noirceurs n'aurait pu entaché la beauté même d'une jeune fille en fleurs.
Quoth ne voyait pas ça comme une victoire, mais comme une défaite.

La naïveté était l'intime amie de l'ignorance et de la bêtise.
Il n'y avait pas de place pour tout ça dans son monde. Seulement l'obscurité… L'obscurité un peu partout, de ses beaux yeux clairs cerclés de noirs à sa tignasse d'ébène.

Tu n'as pas besoin de lui, Quoth. Tu n'as besoin de personne…

L'oiseau sombre aux plumes spectrales vint se glisser contre elle, glissant sa gorge dans ses doigts pour y chercher une caresse. Quoth ne répondit pas. Aucune caresse. Aucune douceur n'était permise. Pas dans son monde, se répétait-elle tout bas, pas dans son monde à elle. L'obscurité est froide. Il n'y a jamais de chaleur. Son corps est froid. Tout entier, il est tellement froid…

Tu es seule.

Je sais, souffla-t-elle.

Tu n'as pas peur ?

Si, atrrrocement.

Elle ramena contre son torse ses jambes nues et endolories par le froid qui commençait à tomber sur la forêt, comme un lourd manteau gelé. Ce n'était peut-être que sur elle que ça s'abattait, mais elle avait froid. A l'âme. Au plus profond d'elle aussi. Quelque chose venait de se cristalliser.

C'était la première fois qu'elle restait seule, vraiment seule.

Parfois Goupil l'avait abandonnée. Elle se souvenait de toutes ses fois où dans une fuite d'enfant il l'avait laissée derrière, tombée, et c'était sans doute dit qu'elle se débrouillerait très bien toute seule.

Elle avait appris, sur le terrain, comment faire, comment fuir, comment survivre. Par la force des choses, poussée également par son propre instinct qui, grandissant et grandissant, avait fini par la remplir entièrement. Elle était douée. Elle savait écouter les arbres et pleurer les esprits. Elle avait appris à les suivre.

Devant ses yeux, perdus dans le vague, elle imaginait lentement les fumées intangibles de son passé. La douceur de l'eau sur sa peau, la fine rosée, puis finalement ses poumons lui firent mal. Elle accrocha le sol et en arracha les herbes vertes, douloureusement.

Allons, Quoth. N'y pense pas. C'est du passé…

Elle ferma les yeux et des larmes mouillèrent ses yeux sans pour autant rouler le long de ses pommettes. Elle retenait un cri. Un sanglot. Quelque chose. Pas de sentiment dans l'obscurité. Elle le savait pourtant. Pas de sentiment, car la faiblesse n'est pas autorisée.

Elle se plia finalement en deux, recrachant un amas sanguinolent sur l'herbe. Un crachat ou une petite boule de sang… Quelque chose qui fait mal. Quelque chose qu'elle n'aurait pas voulu voir.
Elle renifla, essuya sa bouche en se relevant. Elle vacilla, sans doute car elle s'était levée trop vite, mais se rattrapa aussitôt à un autre arbre.

Le corbeau spectre, lui, s'intéressa davantage à la petite boule et s'en approcha, d'un air curieux. Son bec s'y enfonça mais recula dans un cri à la fois perçant et douloureux. Elle détourna le regard, honteuse.

C'est corrompu ! pesta le corbeau, c'est corrompu, Quoth !
Qu'as-tu fait ?


Quelques battements d'ailes plus tard, sans aucune réponse de sa part, l'oiseau enfonça son bec dans le corps de la Corbic qui poussa un petit cri de colère, repoussant l'animal d'un air furieux. Son visage était froid et dur.
Le corbeau recula, hésitant.

Tu as fait… ça ?
Tu… as… osé… Quoth ?


Elle le fixa et finalement détourna le regard, de cet air fâché mais en même temps blessé.

Je ne l'ai pas fait exprrrès.
J'ai… voulu le sauver…


Son air était soudainement triste. Triste comme les pierres.
Elle se souvenait de l'animal. Un petit corbeau. Il était tombé dans la marre aux esprits, une petite source au sud de Jada. Goupil aimait bien s'y aventurer, et puis, il y a eu ce jour. Sa fuite. La laissant derrière. Seule. Et ce petit corbeau de rien du tout qui était tombé du nez, trop jeune, trop faible. Piquant dans la source sans pouvoir s'en sortir, sans savoir voler.

Elle avait seulement voulu le sauver.

Elle inspira profondément, et ses poumons la firent souffrir.

Tu t'es maudite ce jour-là…

Elle jeta un œil au corbeau mais il venait de disparaître.

Ne t'est-il jamais venu à l'esprit que ce corbeau pouvait être… toi ?

Elle pencha la tête, délicate et sensible sur le moment.
La fleur de mana accrochée à ses cheveux perdit un pétale, comme elle perdait un morceau de son âme. Elle la ramassa mais elle se transforma en une poudre fine qui regagna les profondeurs de la terre.

Tu as peut-être essayé de te sauver ce jour-là.

Mais plutôt que de me sauver, je me suis maudite.

Peut-être que c'était ton destin.

Il n'est du destin de perrrsonne d'êtrrre maudit.

Mais tu n'es pas personne, Quoth.

Elle s'arrêta de penser, touchée.

Elle inspira profondément, de nouveau, et ses poumons semblaient libérer. Un peu plus libre que la seconde d'avant. Elle posa une main sur sa poitrine en faisant un pas.

Tu as voulu libérer son esprit, mais il t'a entaché.

C'était un piège. Comme il y en a tant… J'étais trrrop jeune pour savoirr. Pour comprrrendrre.

Mais maintenant, tu sais.

Elle s'arrêta de marcher, jetant un regard curieux au corbeau.

Ce que je sais ?

Que tu dois te débarrasser de moi pour survivre.

Un silence.

Quoth éclata de rire, d'un grand rire, à la fois fou et joyeux, un rire de gens hilare, un rire de désespérés aussi. Elle recula d'un petit pas avant de secouer la tête, se tenant le ventre d'une main. Son flanc était encore atrocement douloureux, et chaque vibration était une torture, mais elle riait, elle riait tellement… Cela faisait si longtemps.

Le corbeau pencha la tête, intrigué.

Je ne vais pas te tuer ! Elle pouffa de rire, essuyant une larme hilare mêlée de tristesse coincée à la commissure de ses yeux : Je vais me serrrvirr de toââ.

Pour quoi faire ?

Elle recommença à marcher, s'appuyant sur son bois de buis.

Tu verrrras.

Je ne veux pas voir. Dis-moi ou je lis dans ton esprit !

La chamane eut un petit rire, levant les yeux au ciel.

Parrr Wismo… Tu ne comprrrends rrien… Le corbeau sautilla à ses côtés, rattrapant de deux battements d'aile la marche lente de l'estropiée. Tu ne peux plus rien pour moââ. Ni sur mooâ. Tu as perrrdu, Corrbeau de malheur. Tu comprrends ? Perrrdu la bataille, perrdu la guerrre…

Le corbeau gonfla son plumage, prêt à pousser un cri perçant, mais son bec resta soudé. Ses yeux noirs grossirent, l'air surpris, jetant un œil à la chamane qui ricanait.
Elle s'était arrêtée dans la plaine, sous la lune blanche qui jetait sur elle ses rayons froids.

Elle ressemblait à une apparition, à un fantôme. Peut-être même une Banshee.
Une étrange créature, pensa le corbeau en s'approchant.

Elle lui jeta un regard, l'air serein.

Je n'ai plus rrrien.
Je n'ai… plus rrien. Je n'ai jamais possédé. Je n'ai rrien qui ne soit à moââ. Rrien qui ne veuille de moi. Rrien qui sooâât pourr moââ de valeurrr.

Tu sais ce que j'ai, corrrbeau de malheurrr ?

Moâ.

Juste moâ.


Le corbeau se rapprocha mais la chamane lui mit un coup de bâton sur le crâne, si bien que l'animal eut un petit mouvement engourdi. S'il n'avait pas été intangible, sans doute serait-il mort.

Ne me dis pas Goupil !
Ne me dis pas Eärrril !


Le spectre la regarda d'un air effrayé, son plumage disparaissant comme il reculait pour s'éloigner de sa maîtresse.

Quoth releva les yeux sur la plaine, jetant un regard à la forêt. Korri était magnifique vu de l'extérieur. Elle ne se souvenait d'ailleurs pas de l'avoir vu si belle un jour…

Je n'ai rrrien.
Ni peurrr, ni jooâ.
Ni vide, ni possession.
Ni ami, ni ennemi.

Tout ce que j'ai, c'est ça.


Le corbeau l'observa, puis dans le lointain, son œil perçant comprit.

Une petite troupe de trois centaures approchait, l'un tenait une torche, l'autre un bouclier et une épée, et le dernier enfin portait la robe des mages du peuple de la lune. Il recula, gonflant de nouveau son plumage mais son bec était toujours fermé.

La morrt.

Un petit ricanement fou grimpa sur les lèvres de la jeune fille qui devenait femme.
Dans le sang.

Je n'ai que la morrrt.
A donner ou à recevoâârrr.


Ses yeux bleus percèrent l'horizon et percèrent la troupe des trois centaures comme elle relevait le menton, d'un air terrible.

J'ai blessé Korrrri.
J'ai blessé mon cœur.


Ni l'un, ni l'autre n'aurrra plus jamais à s'inquiéter des plaies car c'est parrr le feu que je les rrreferrmerais.

Parr le feu, je cautérrriserais…

Comme elle murmurait cela, la lanterne que tenait le centaure s'enflammait davantage, si bien qu'il l'a lâcha, la main brûlée.

Des cris s'élevèrent dans la plaine, mais Quoth ne bougea pas.

C'était ce soir ou jamais…
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