Les destins empoisonnés
#3
Quelques heures plus tôt...

Lanaë étudiait la musique, comme souvent, avec le professeur qu'avait designé son père. Un homme trappu et robuste, à l'air farouche. Il avait quelques poils sur la pointe du menton, une peau épaisse aux pores dilatés, et des cheveux cassants. Maître Apolis - c'est ainsi qu'il se nommait - n'avait rien de la grâce des elfes. Cependant, il possédait nombre de qualités, et surtout, une intelligence exceptionnelle. Il avait mis cette dernière au service de la musique. Cette passion, il la transmettait à Lanaë, son élève depuis deux années maintenant. Il l'appréciait grandement, car attentive et talentueuse.

« Préfère une autre note à celle-là » conseilla-t-il alors qu'elle jouait un morceau à la harpe. L'instrument avait coûté très cher, mais la volupté du son valait tout l'or d'Ecridel. Aussi, la harpe demandait-elle une extrême finesse dans le doigté ainsi qu'une attention toute particulière. Lanaë consentit sans réserve à rejouer pour s'améliorer. L'exercice lui plaisait, et rien, ni aucune remarque ne pouvait entâcher ce plaisir. L'elfe caressait les cordes de la harpe tout en fermant les yeux. Elle emporta l'enseignant loin de sa demeure, loin d'Asteras, loin d'Ecridel, très loin et très haut dans le ciel.

A la fin du cours, Lanae remercia maître Apolis et passa la porte. Il faisait déjà nuit. Le ciel d'un noir de jais était sans lune ce soir. Le vent soufflait mais se faisait muet, trop respectueux du silence. En effet, les rues de la cité étaient désertes à cette heure-ci et il régnait un calme absolu.

Sa suivante l'attendait devant la porte, sagement.
« Allons-y » annonça Lanaë à celle qui était devenue son amie.

Elle accrocha sa cape d'argent autour de son cou, et pressa le pas.
Les silhouettes des deux elfes s'approchaient de la taverne. Leur ombre sur le sol dallé s'effaça à la lumière des lanternes extérieures. Celles-ci pendouillaient gaiement à chaque extrémité de la bâtisse en pierre. Et dans cette lumière, il y avait un homme titubant.
La servante , Acle, prit la main de Lanae et l'entraîna avec elle.

« Passons notre chemin » fit-elle, inquiète.

Mais l'elfe restait figée sur place. Déconcertée, elle suivait la scène. Elle qui ne sortait pas dans Asteras, sauf pour son cours de musique - sur décision de son père-, n'en voulait rien perdre. Elle lâcha la main d'Acle.

« Non. Je vois bien que quelque chose ne va pas pour cet homme... » Puis, en se tournant vers sa suivante : « Penses-tu qu'il est blessé ? Il m'a l'air bien mal en point : il boîte. »

L'interrogée haussa les épaules.


L'elfe titubant était désormais à terre. Il semblait qu'il s'était emmêlé les pieds dans sa très longue cape sombre. Le motif de sa chute n'importait que peu. Lanaë était entrée dans le cercle des prêtres par amour pour les autres. De nature aidante, et attentionnée, elle se plaisait à panser les blessures de guerre et à soigner n'importe quels maux qu'ils fussent douloureux ou non.

La prêtresse s'avança alors vers l'étranger. Elle constata qu'il était inconscient. Elle constata aussi, et surtout, qu'il avait bu. C'était donc cela ; ivre mort, le pauvre homme n'avait su mettre un pas devant l'autre et avait fini par trébucher. Et voilà son corps inerte en plein passage !

Lanaë reconnut l'odeur de l'alcool bien qu'elle n'en eût jamais bu. C'était une odeur de liqueur, particulièrement puissante. Les vêtements détrempés de l'ivrogne transpiraient l'absinthe.

« Aide-moi à le relever, je te prie, ordonna Lanae.
- Pourquoi ne pas le laisser là ? » lança Acle, de mauvaise foi.

Lanaë, dont le visage était d'habitude si doux, transperça son interlocutrice du regard. Un regard noir qu'on ne lui avait jamais vu.

« Aide-moi » répéta la prêtresse.

Elles s'y attelèrent ensemble, tant bien que mal, et parvinrent à relever l'elfe. Elles supporterent ce dernier jusqu'au palais. C'est là que vivait le père de Lanaë, un elfe riche et influent. Il était convenu que la visite nocturne d'un ivrogne au palais demeurerait secrète.

« Mon père ne doit pas savoir » fit encore Lanae, d'une voix grave.

Les deux elfes conduisirent l'étranger dans une chambre. Le corps inerte de ce dernier reposait à présent sur un grand lit à baldaquin. En femme expérimentée, Lanaë envoya Acle chercher un linge propre, et un récipient empli d'eau. Elle s'approcha de l'elfe inconscient et défit les deux boutons, les seuls à ne pas avoir été arrachés, de son gilet en cuir.

« Merci » fit Lanaë, en s'emparant de la pièce de tissu.

Elle plongea le linge dans l'eau tiède et le passa sur le visage de l'homme. Ensuite, elle versa dans son cou trois gouttes d'huiles essentielles contenues dans un minuscule flacon vert.

« Tu peux te retirer, je vais rester » déclara Lanaë à l'adresse de sa suivante. Une fois seule avec l'étranger, elle s'autorisa quelque observation. Son père lui avait interdit de dévisager quiconque à grands coups de "cela ne se fait pas", " c'est indécent pour une elfe de ton rang " ou encore " te voilà honteuse ". Mais qu'importe ! L'homme était allongé là, tout près d'elle, et personne ne le saurait jamais.

L'observant avec plus d'interêt, elle remarqua son large front encadré de cheveux sombres, fort épais. Ses sourcils étaient tres noirs, plantés net, droits, soulignant l'architecture ordonnée du visage. Elle pensa qu'il était séduisant, et s'endormit à son chevet sur cette pensée.
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