Le Royaume d'Andoras

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Selinde Belroza

Il n'était pas tard. Pourtant, le soleil terminait sa route céleste. Il était cette heure si singulière où le jour s'effiloche peu à peu en lambeaux ombrageux que l'imagination se plaît à doter de malice et de perfidie.

L'air, glacial, n'était pas inhabituel pour la saison, dont l'ouvrage mortifère s'étendait à perte de vue. Il avait fallu d'un rien pour que la végétation clairsemée se munisse d'une fragile pellicule de givre, offrant aux deux cavaliers immobiles une contemplation sans pareille.

Postés sur le sommet d'un monticule terreux, ils observaient le paysage endeuillé qui se découvrait sous leurs yeux. Ils devinaient les routes et les chemins de terre au travers d'une brume éparse, vestige du marais qui existait autrefois en ce lieu.

La citadelle n'était qu'à quelques lieues, en contrebas. Cerclée de haut-remparts, Balard avait été érigée en forteresse prête à repousser les hordes saurotarques. Le temps avait passé, et le territoire talien s'était considérablement élargi au détriment des peuples écailleux du marais de Tenagos. Ceux-ci s'étaient retirés plus au sud, laissant aux humains le soin d'aménager les terres en champs et exploitations agricoles qui se multipliaient autour de la ville. La menace qu'ils représentaient jadis, restreinte à quelques escarmouches à la frontière, n'inquiétait plus Balard et ses murailles silencieuses.

Nulle sentinelle ne semblait y patrouiller. Nul soldat ne paraissait monter la garde devant les portes de la citadelle, désormais à la merci des premiers pilleurs venus.

Ils n'en étaient guère surpris, conscients d'avoir été responsables de cette défection martiale. Tout du moins de la partie scélérate sous les ordres de Grid. Le reste des troupes du caldrasir avait suivi leur maître dans son exil rédempteur et n'y avait trouvé qu'une mort traîtresse de la main sournoise de l'intendant et de ses hommes.

Pourtant, Balard abritait toujours en ses murs ses ennemis. Ceux-ciavaient su prendre en otage une partie de la population afin d'assurer à leur meneur, Grid, la loyauté de l'armée. Bien que l'avare n'était plus qu'un cadavre calciné et abandonné dans une cavité à flanc des falaises d'Andoras, la ville perdurait sous son joug, ou du moins, sous celui des plus retors de ses sbires. Bercés par d'enivrantes promesses de gloire et de fortunes, ils faisaient perdurer son oeuvre en leurs noms propres.

“Notre royaume, enfin,” souffla l'un des cavaliers dans un vaporeux nuage de chaleur.

“Notre futur royaume”
, rectifia une voix féminine près de lui. Elle humecta délicatement ses lèvres gelées avec la langue et découvrit sa capuche pour libérer sa blanche chevelure.

“Nous devons encore le trouver,” continua-t-elle avec une pointe de dégoût dans l'intonation.

“Pense-tu qu'elle tiendra parole ?”

“Il ne peut en être autrement.”

“J'espère que tu as raison, ma soeur. Ce ne serait pas la première fois que tes improbables idylles te font perdre le sens des réalités.”

Tandis que la mâchoire de la pyromancienne se crispait, sa monture d'ébène tapa rageusement le sol du sabot comme un écho aux pensées de sa dame. Cette dernière se contenta d'un regard noir à l'égard du chevalier. Aussi furieuse qu'elle était, elle ne pouvait nier la part de vérité dans le sarcasme de son frère. Elle lui fit signe de la suivre et partit au petit trot en direction de la citadelle.
Si la cité ne semblait pas gardée, elle n'était pas dénuée de vie. Entre les remparts, les deux comparses virent de nombreuses colonnes de fumée, s'échappant des toits des bâtisses, résultant du principal moyen de chauffage pour combattre l'hiver cruel.
Même aussi éloignée, des bruits d'activités - des marteaux frappant des enclumes, des cris d'animaux parfois d'agonie - arrivaient aux oreilles des deux taliens. Le soleil terminait sa course dans le ciel, mais la ville restait encore bruyante, ne laissant transparaître du règne de terreur de l'intendant.

Un chemin serpentant dans cette région marécageuse était emprunté par de nombreuses charrettes de paysans retournant dans leurs pénates après avoir vendu leurs récoltes. Quelques mots échangés avec les petites gens - une majorité de femmes - apprirent que la mort de Grid était parvenu aux oreilles de Balard, et que le domaine avait lâché un soupir de soulagement. Personne n'avait pleuré la fin de ce tyran, et le peuple pouvait enfin respirer ou simplement vivre. Les derniers hommes à la solde de Grid avaient été chassé par le peuple, trop peu nombreux pour opposer une farouche résistance.

Libéré de ses chaînes, le royaume de Balard remontait la pente, dirigé par un clément et généreux inconnu, dont la seule information obtenue était son prénom : Jalnis.

Selinde Belroza

Selinde gardait résolument le regard vers l'avant, sans jamais se retourner, faussement indifférente à son environnement. Elle ne le détournait que pour le lever brièvement au ciel en signe d'exaspération. A dire vrai, elle n'avait pas desserré les dents une seule fois depuis l'évocation de ce Jalnis, laissant à son frère et son caractère avenant, l'occasion d'user de son charme auprès des jouvencelles ravies de bavarder avec un homme si digne. Si bien bâti.

Indéniablement, il était trop tard. Le rôle de dirigeant providentiel, apanage de l'opportuniste chanceux, avait déjà été attribué. Il ne restait à Selinde que cette légère douleur au poignet, à l'endroit précis où s'était logée cette flèche maligne durant l'affrontement contre Grid, et cette aigreur virulente au fond de la gorge.

Les ingrats. Elle grimaça. Sa rancune, tenace et viscérale, lui soufflait de terribles pensées incendiaires. Mais elle ne fit rien, même lorsqu'ils passèrent devant la cible de choix que représentait un gigantesque grenier à grains.

“Dione, hâte-toi ! Nous avons une mission… et je suis curieuse de rencontrer le nouveau caldras.”

Elle talonna sa licorne, rapidement suivie de son frère la cape rouge au vent. Ils ne furent pas long à arriver devant l'ancienne demeure des Mierelli. D'un sourire charmant, le chevalier les présenta et requerra une audience, tandis que sa soeur gardait un silence oppressant.
La villa fourmillait d'activité, des enfants courraient dans la cour poursuivis par l'un d'entre eux, des femmes revenaient de la rivière avec une bassine remplie de linge mouillé, et des hommes s'occupaient des bêtes ou revenaient des champs.

Les souvenirs austères et morbides d'une demeure glaciale avaient laissé place à un lieu de vie et de travail. À voir ce changement brutal, on en oubliait le côté aristocrate.

Cette impression fut confirmée avec la réponse à la demande du chevalier faite dans les règles de bienséance : le manant renifla bruyamment avant de lui montrer l'entrée du domaine menant à un hall d'entrée que Selinde ne connaissait que trop bien.

Lorsqu'ils passèrent le pas de la porte, des volatiles grassouillets filèrent entre les jambes. Des petites gens discutaient un peu partout dans la grande pièce mais une grande partie écoutait avec attention un homme en robe - un mage - dont la voix était audible depuis la porte.

..... le blé en surplus sera vendu à la capitale à un prix raisonnable pour retrouver notre économie florissante et que chacun y trouve son compte.

Selinde Belroza

L'ambiance qui régnait dans la demeure seigneuriale, était bien différente, plus chaleureuse. Plus humaine. Bien qu'elle aurait dû en être rassurée, ce fut au contraire, un frisson qui parcourut le long de son échine alors qu'elle pénétrait la grande salle, accompagnée de son frère. Sa contrariété ne faisait que croître.

Les deux Salamandres attendirent patiemment que la discussion concernant le devenir économique de Balard s'achève, pour se manifester. Le poing fermé sur le coeur, ils s'avancèrent devant le mage et inclinèrent légèrement la tête.

“Selinde et Dione Belroza, venus vous porter les hommages et le soutien de la Salamandre, messire Jalnis.

Loin d'être étrangers à la mort de Grid, nous avions promis ce jour-là d'aider Balard à se remettre de son joug malveillant. Nous voilà, ainsi, devant vous.”
Le mage balaya d'un revers de la main le protocole aristocratique avant de dévisager les deux étrangers. Deux aventuriers aguerris et rompus aux conditions extrêmes - tant sur le plan météorologique que sur celui des missions - qui semblaient avoir connu des histoires à faire pâlir un homme bien bâti. Et lui qui, poussé par les citoyens de Balard, se retrouvait à devoir les guider. Lui, un simple homme un peu frêle ayant une appétence pour la magie. Dans une arène, il n'aurait pas tenu plus de quelques secondes face à ces deux pointures.

Et pourtant, il fut parachuté à la tête du peuple des opprimés de Grid.

Cessons les mondanités et les règles de bonne conduite. Je suis loin d'être issu de la haute, je m'efforce avec mes maigres moyens à redorer le blason de Balard.

Permettez-moi, au nom de mes concitoyens de vous remercier de nous avoir débarrassé de tyran. Puis-je vous offrir le gîte et le couvert en guide de remerciement, même si cela semble bien maigre ?


Il ponctua sa phrase d'un révérence maladroite mais sincère, qui renforçait le respect envers des deux inconnus. Du moins, l'homme, car le visage de la femme lui semblait familier.

Comme un seul homme, les personnes adultes présentes dans la pièce - Selinde et Dione avaient vu peu d'enfants depuis leur arrivée - firent écho à la révérence avec la leur. Si cet homme n'avait pas le statut social pour gouverner, il avait au moins le respect du peuple.

Selinde Belroza

Un demi-sourire se dessina à la commissure des lèvres de la blafarde pyromancienne.

"N'en déplaise aux puissants, la dignité ne s'acquière pas à la naissance. Vous ne devriez pas négliger les apparences protocolaires si vous entendez tenir Yris éloignée de Balard plus de quelques semaines", répondit-elle d'une voix neutre. Elle sourit.

"Ce sera un plaisir de répondre favorablement à votre invitation, une occasion pour moi de palier les lacunes commises lors de ma précédente venue. Il n'est d'ailleurs, rien de plus agréable qu'un savoureux diner pour converser et écouter le récit de la libération du Caldrasir."

Après quelques instants passés à observer autant l'assistance que l'architecture de la demeure, Selinde posa un doigt mutin sur ses lèvres rosées. Elle paraissait songeuse.

"Si je puis me permettre, il ne serait peut-être pas des plus avisés d'envoyer un convoi de céréales en direction d'Yris pour le moment. En chemin, quelques signes discrets nous ont alertés de la présence de bandits, dissimulés en embuscade le long de la route principale. Ils n'ont pas osé nous affronter, mais je crains qu'une caravane marchande non-protégée serait une cible alléchante."
L'homme fronça les sourcils, avant d'envisager mentalement les alternatives. Des rumeurs courraient sur la présence de bandits de grand chemin depuis que la région semblait fragile, sans gouvernance. S'il n'avait pas prêté attention à ces commérages, pensant que sa gouvernance suffirait à les faire fuir, les enjeux commerciaux avec la capitale méritaient une éradication du problème.

Mais les gardes venaient à manquer, et il préférait redresser l'économie avec les hommes valides au détriment de la protection. La milice draine l'économie du royaume et l'urgence était de renflouer les caisses de Balard.

Il est vrai que les attaques sont un problème dont je devrais me préoccuper, mais j'étais trop accaparé à redresser l'économie de Balard. Le précédent intendant, aussi avare fut-il, ne se déplaçait jamais sans argent de poche...

Il adressa un sourire charmeur à Selinde, soulignant l'ironie de sa tirade. Il poursuivit après qu'un homme lui annonce que la table était dressée.

Votre conseil est avisé, mais voyez-vous, nous fournissons en céréales une bonne partie de la capitale, et j'ai bien peur que leur stock ne s'épuise. Si nous retardons le prochain convoi, Yris risque de se tourner vers d'autres fournisseurs, nous délaissant par la même occasion...

Le groupe se dirigea vers une salle où plusieurs tables - identiques - était installées. L'odeur du pain chaud et le fumet du ragoût de lapin en entrant dans la pièce ouvraient l'appétit des concives. Jalnis les invita à s'installer au centre de la pièce, et à peine furent-ils assis, que les tables autour étaient occupées par des hommes robustes à la peau brunie par le soleil.

Si le mage semblait assurer la tenue du domaine, il ne s'accordait aucun privilège par son statut, mangeant avec les travailleurs. Plusieurs femmes apportèrent les mets, échangeant parfois un baiser avec un des hommes présents, avant que la porte de la cuisine ne vomissent quelques moutards courant dans les bras de leur paternel. Avec l'arrivée des enfants même si peu nombreux, le niveau sonore monta d'un cran.

Appréciant le plat, le mage lança avec un regard froid.

Yris ne s'éloignera jamais de Balard. L'emprise de la capitale permet d'un claquement de doigts de placer un riche bourgeois à la tête de la contrée, m'évinçant du poste sans une once de respect.

Pour l'instant, la jeune donzelle et la reine elfe ont d'autres chats à fouetter me semble-t-il. N'avez-vous pas eu vent d'une armée se rassemblant près d'Andoras ?

Selinde Belroza

"Vous faîtes fausse route, Messire. Vous ne pouvez vous permettre de perdre ni vos ressources, ni vos gens face à des brigands, surtout pour palier une crainte infondée.

Comprenez bien que si les tarifs excessifs de votre prédécesseur n'ont pas fait fuir les clients, c'est bien qu'ils n'ont d'autres choix que de négocier avec Balard pour satisfaire aux besoins alimentaires de leurs populations. Grid a su profiter de cette situation de monopole céréalier, faîtes-en de même.

A vrai dire, il suffit de faire en sorte que le transport soit à l'entière discrétion de vos acheteurs. Ou usez d'intermédiaires. Bien des colporteurs seraient ravis d'un tel marché d'achat et de revente de blés. Vous perdrez forcément quelque peu en marge, mais rien de significatif au regard du désastre qu'aurait été la perte totale de la marchandise et de votre main d'œuvre."


La sorcière se détourna de Jalnis pour se préoccuper de son assiette de ragoût et en déguster quelques cuillerées. Elle marqua une pause. Son regard s'était attardé sur l'assemblée. Elle paraissait y chercher quelqu'un. Elle aurait aimé parler à la jeune domestique qui lui avait été d'une grande aide lors de sa dernière visite.

"A vous de juger ce qui est préférable pour Balard et ses habitants," finit-elle par conclure. "Ainsi, si je comprends bien vos propos, vous souhaitez rester à la tête de la province ? Je pensais que vous assuriez temporairement la fonction dans l'attente du retour de l'héritier légitime, le fils du caldras Mierelli. Savez-vous ce qu'il est devenu ? De drôles de choses courent à son sujet..."

Selinde reprit une bouchée, écoutant son interlocuteur au sujet des actions du gouvernement talien et elfique. A l'évocation irrespectueuse de la princesse, les muscles de ses doigts se crispèrent sur sa cuillère.

"Vous en savez bien d'avantage que moi, visiblement", répondit-elle d'un haussement d'épaules nonchalant. "La seule armée que j'y ai vu, était celle de Grid, et elle n'y est plus. Au cours des derniers mois, j'ai suffisamment tué d'holdars dans l'indifférence générale, et surtout gouvernementale, pour rester sceptique face à cette information. Il faut dire que la reine elfique ne nous a pas habitué à agir, Tilador et son absence de reconstruction m'en sont témoins. Dites-m'en d'avantage."
Jalnis approuva de la tête la protection du convoi par les nobles d'Yris. Il héla un des hommes assis à une table non loin et échangea quelques mots avec lui, que les deux voyageurs ne purent saisir. Son interlocuteur se leva et disparut de la pièce et le mage se retourna vers ses convives.

Si Selinde avait bien cherché, elle aurait aperçu la jeune servante qui batifolait avec un des paysans dans un recoin sombre du hall, juste avant de pénétrer dans la grande salle.

L'intendant par intérim tira Selinde de sa rêverie.

Nous allons suivre votre idée en demandant à la capitale d'assurer le transport moyennant une remise. Si vous dites que nos céréales sont indispensables, il n'y a aucune raison que la reine refuse !

Il prit quelques bouchées de son plat lorsque la talienne aborda un autre sujet, sa position, et le mage comprit sans difficulté qu'elle estimait, après avoir sauver Balard, reprendre les reines. Seulement, pour l'instant, aucun n'était plus légitime à la gouvernance.

Il maintint le silence quelques instants pour répondre sur un ton plus bas, suffisamment audible pour les deux étrangers.

L'héritier est un sujet délicat, tous craignent de le voir revenir pour une gouvernance digne de son paternel. Ne voyez-vous pas que les habitants sont plus heureux comme cela ? A quoi bon chercher un disparu ? Sans doute mort, Grid ne s'est sûrement pas encombré d'un héritier.

Et il me semble que, sauf erreur de ma part, sans retour de l'héritier, je suis tout aussi légitime que vous à la gouvernance de Balard ?


Il poursuivit son repas, tout en observant la réaction de la pyromancienne. Jalnis chercha à radoucir l'atmosphère avec un sourire charmeur dont il avait le secret.

Il serait plus intéressant pour nous d'agir de concert, vous avez prouvé que vos idées ne manquent pas pour redorer le blason de cette contrée.

Quant aux échos qui me sont parvenus, je n'en aurais eu cure si plusieurs sources ne me l'avaient pas confirmé. Toutes convergent sur une armée hétéroclite composées de nains, d'elfes et d'hommes qui s'est rassemblée au nord d'Andoras, cherchant à y pénétrer. L'histoire a été enjolivée, dont deux versions me plaisent, la première parle d'un homme bleu à leur tête, et la seconde prétend que la haute inquisitrice se trouverait sur place...


Il émit un petit rire cherchant à distraire ses convives.

Selinde Belroza

"Pourquoi le chercher ? Parce que nous sommes payés pour", répondit-elle simplement. Ce n'était ni entièrement vrai, ni entièrement faux. Une petite moue dédaigneuse s'invita sur le visage de porcelaine de la talienne. Elle n'aimait pas ne pas tenir ses engagements, mais au moins, ne serait-elle pas la seule dans ce cas. Les promesses résonnaient à présent dans son esprit comme d'infâmes quolibets.

Selinde lui offrit en réponse l'un de ses sourires.

"Ne craignez rien, je ne prendrai pas les armes pour botter votre séant loin de mes prétentions. Balard est à vous ; mieux vaut le forfait à la guerre civile.

Sachez simplement que si je n'ai pas grand chose redire sur votre gouvernance, ce ne sera pas le cas de tout le monde. Il existe des règles, parait-il... Cela ne me regarde plus."


La sorcière laissa échapper un profond soupir avant de reprendre une cuillerée. Elle écoutait d'une oreille distraite, plus intéressée par ses pensées. Jalnis excellait là où elle échouait toujours. Lui savait se faire aimer. Elle parvenait, seulement, à être haïe et crainte. Cela avait été toujours ainsi. Le Skovendor, Herrkliff, Balard... et même Israfel. Pourquoi continuait-elle pour tous ces ingrats et hypocrites ?

Elle dodelina légèrement la tête et se tourna vers son frère.

"Il s'est donc mis en marche. Des holdars qui se battent entre eux... Ce n'est pas notre guerre."
Le mage afficha un regard déterminé et calculateur. Il répondit d'une voix tranchante.

L'héritier ne s'est pas présenté, et le répit nous laisse le temps d'être apprécié du peuple. Je suis sûr qu'Yris écoutera les gens de Balard en plaçant à sa tête quelqu'un de respectable... Donc, oui, je ne me démène pas pour chercher le fils du Caldras.

Face à Selinde plongée dans ses pensées, Jalnis n'avait pas l'impression que ses paroles fassent écho chez la talienne. Il approcha sa main pour établir un contact physique, mais se ravisa au dernier instant, provoquant qu'un effleurement.

Vous avez l'air d'avoir beaucoup voyagé et de connaître le monde. Votre expérience nous - me - sera utile. Ne serait-il pas temps de se poser et d'assurer la sécurité de Balard ?

Un sourire illumina son visage, montrant que sa proposition pouvait être plus intime si elle le désirait. Dione, plus concentré à la sécurité de sa soeur vit une jeune et belle femme devenir rouge pivoine lorsque Jalnis chercha à se rapprocher de la talienne. Elle passa la main sur son ventre avant de s'enfuir vers les cuisines, les yeux embués de larmes.

Le repas touchait à sa fin, et le peu d'enfants présents avait fui pour jouer à chat dans la cour. A voir l'état du sol, le jeu avait dû commencer dans la salle... Peu à peu, les hommes se levaient, et après un dernier regard complice à leur aimée, s'éclipsaient vers les champs.

Selinde Belroza

“N'y comptez pas trop. Ces règles n'existent que pour une seule raison… Garantir que les gens comme vous et moi restent à leur place.”

Selinde n'avait pas quitté des yeux le contenu de son assiette dans lequel elle tournait mécaniquement sa cuillère. Son ton fataliste s'était armé d'une façade prophétique et d'un profond désarroi. Elle ne releva la tête que lorsque, surprise, elle sentit la proximité de Jalnis.

“Je ne sais pas… Il est vrai que la lassitude m'étreint parfois. Il m'arrive d'aspirer à une vie moins dangereuse. Peut-être pourrai-je mettre à profit le temps passé à chercher le corps du fils Mierelli pour goûter à la vie à Balard ? Peut-être en serai-je plus satisfaite que je ne l'imagine ?”

D'un mouvement des lèvres aussi mutin qu'ingénue, elle lui signifia son intérêt naissant. Ses yeux s'étaient fait appréciateurs et scrutaient son interlocuteur avec convoitise.

A côté d'elle, Dione avait brièvement grimacé et s'était redressé sur sa chaise, rappelant à tous sa formidable carrure. Bien qu'il se racla bruyamment la gorge, il resta muet jusqu'à la fin du dîner qui ne tarda pas.

A peine s'étaient-ils retrouvés seuls tous les deux dans les appartements qui leur avaient été indiqués que Dione entoura ses bras autour de la taille de sa soeur, l'attirant contre lui dans une étreinte possessive. Un demi-sourire satisfait anima la bouche délicate de Selinde.

“S'il te touche…”

La menace, à peine audible, à peine murmuré, siffla à son oreille, chargée d'un sens qu'elle ne connaissait que trop.

“Il n'est pas déplaisant à regarder. Je me fierai au plaisir de l'instant, comme toujours.”

La sorcière sentit les mains vigoureuses du chevalier se refermer plus encore sur ses hanches, à la limite de la douleur. Ses facéties l'avaient agacé.

“Etait-ce plus acceptable lorsque cela nourrissait Lev et Yan ?”

Le silence tomba pendant quelques longues secondes. Puis, Selinde finit par se tourner vers lui, posant sa main sur la joue de son frère.

“Plus je serai proche de lui, mieux je pourrai comprendre ce qu'il se passe réellement ici. L'as-tu senti aussi ? Je ne saurai dire exactement… Les enfants… Quelques détails, ça et là, dans le comportement des couples. Il y a cette sorte de tension sexuelle qui les anime tous.

Et puis…”


“Il s'est donc mis en marche,” murmura-t-il reprenant mot pour mot la phrase de Selinde. Lui aussi avait compris. Si son armée entendait marcher sur Andoras, cela signifiait que Pryd avait mis la main sur un démon.
Ou sur autre chose.
On frappa à la porte, et la talienne ouvrit sur une jeune fille, légèrement timide mais avec un sourire à attendrir Dione, qui lança un peu embarassé.

Un message vous est adressé de la part de .... Désolé, madame, la femme au gros ventre ne m'a pas dit son nom.

Elle tendit le papier de mauvaise qualité et un peu grasseux. A peine Selinde ait eu le temps de la remercier qu'elle avait déjà disparue.

Citation :Madame,

Gé vou consseille de ne plu vou approché de Jalnis. Il é le père de mon enfan et mon futur mari.

Resté en déor de Balard.
La lecture du mot ne faisait aucun doute sur son origine. Quant au statut social, que pouvait bien faire Jalnis, un homme cultivé, avec une roturière ?

Selinde Belroza

"Ces jeunes filles sont agaçantes à toujours disparaître avant que je ne puis les remercier, et accessoirement les interroger", soupira Selinde en dépliant le morceau de papier. Elle fronça les sourcils, peu habituée à déchiffrer pareil langage. Au moins, cette future mère avait quelques notions, ce qui n'était pas si courant dans la classe populaire. Elle tendit la lettre à Dione pour qu'il en prenne connaissance.

"Je présume qu'il s'agit de la femme que tu m'as décrite plus tôt. Soit ce Jalnis s'émoustille d'un rien, soit il cache quelque chose. Dans les deux cas, il n'est pas concevable de le priver de ma compagnie si nous souhaitons récupérer l'ascendant. Les enseignements maternels auront fini par m'être utiles."

Elle soupira à nouveau et réajusta sa chemise blanche, trop ample pour elle.

"La pauvrette doit me détester de toute son âme en ce moment-même, alors que sa haine devrait se diriger contre les faiblesses de son soit-disant compagnon. Je passerai pour la responsable de son malheur, alors que dans le fond, ce n'est que la vérité se dévoile à ses yeux."

Elle glissa la lanière de sa besace sur son épaule et se dirigea vers la porte.

"Il est encore tôt, mais les domestiques doivent déjà se trouver aux fourneaux pour le petit déjeuner. Peut-être qu'en allant aux cuisines, je pourrai trouver et parler avec la jeune fille dont je t'ai parlé. Ou rencontrer cette future mère désespérée. Intéressant dans les deux cas."
La soirée était bien avancée, et bon nombre de femmes avaient déserté les cuisines, laissant le soin à celles encore présentes de nettoyer les lieux et de préparer les ingrédients pour le petit déjeuner du lendemain.

En interrogeant celles de corvée, Selinde comprit que le nettoyage incombait aux célibataires et adolescentes, laissant aux plus anciennes profiter de leur soirée et de leur mari. Le travail au champ débutant aux aurores, les mères de famille assuraient la relève le lendemain matin.

Une des jeunes filles présente fronça les sourcils lorsque la talienne décrivit la personne qu'elle recherchait et lui demandant d'un ton peu amical qui la cherchait. Les mains crispées sur le manche du balai laissait croire à un malentendu...

... qui fut vite dissipé lorsque la pyromancienne assura qu'elle n'était pas envoyée par le père de la donzelle. La jeune fille se pencha vers elle et lui suggéra de se rendre à la quatrième stèle de la troisième étable du domaine, et qu'elle avait bien entendu rien dit.

Selinde se rendit dans le hall faiblement éclairé par les astres lunaires afin de passer par la grande porte lorsqu'une voix agressive déchira le silence de la pièce.

VOUS ALLEZ LE REJOINDRE ?

Sans se retourner, elle comprit qu'elle avait trouvée la future mère délaissée et qu'elle allait subir sa colère.

Selinde Belroza

Selinde soupira avant de faire face à la jeune femme. Cette histoire devenait d'un burlesque effarant... Entre les menaces à coup de balai de crainte d'un courroux paternel et maintenant, cette étable à galipettes dans le foin, la pyromancienne se demandait bien ce qu'elle faisait encore à Balard alors qu'il aurait bien plus satisfaisant d'aller trouver la princesse et de la placer au pied du mur. Ne s'était-elle pas encore moquée d'elle avec ses fausses promesses ?

Elle se contenta d'un sourire désabusé et secoua la tête.

"Non. Je préfère les femmes."

Profitant de sa tirade déstabilisante, elle s'avança doucement d'elle sans geste brusque pour ne pas l'irriter d'avantage.

"Vos amies m'ont dit que je pouvais vous rencontrer dans l'étable. J'aurai du comprendre que vous n'étiez pas la palefrenière en charge du soin des chevaux. Que diriez-vous de profiter de ce quiproquo pour converser ?"

Elle contempla un instant le ventre rond de la mère. Si elle n'avait jamais prêté un grand intérêt à l'enfantement, elle pouvait deviner à sa propre expérience que cela faisait au moins plus de deux mois. La grossesse de cette femme était bien visible alors qu'elle avait pu garder le secret de l'enfant en son ventre durant ces quelques semaines avant de lui ôter prématurément la vie sans que nul ne s'en doute.

"Est-ce depuis qu'il dirige Balard qu'il s'est éloigné de vous ?"

Son ton était aussi affligé que compatissant.
La jeune femme secoua la tête.

Non, il, il, ...

Ne pouvant plus se retenir, elle éclata en sanglots bruyamment, et ses pleurs résonnèrent dans la pièce plongée dans la pénombre. Quelques instants furent nécessaires pour qu'elle se reprenne.

Il a promis de grand chose pour mon enfant, un avenir radieux et m'a assuré d'une voix suave qu'il serait le meilleur des pères, et moi, la plus heureuse des mères.

Foutaises !


Un rire nerveux la prit, légèrement incontrôlable, qui aurait fait frissonner plus d'un. Ce brusque changement d'humeur résultait de sa grossesse, exacerbé par ce don juan...

Mais j'aurai ma vengeance ! j'éloignerai toutes celles qui chercheront à le séduire !


Elle s'avança d'un pas, et Selinde vit le reflet de la lune sur le poignard qu'elle tenait dans sa main.

Selinde Belroza

L'idiote. Que qu'imaginait-elle pouvoir faire contre une combattante chevronnée, qui bien qu'à l'apparence chétive, ne manquait pas de certains réflexes ?

A peine avait-elle remarqué l'arme que Selinde avait pivoté en direction de la jeune femme. Plus que le poignard mal manié, elle craignait les conséquences de sa propre riposte. Il n'était pas question d'un déchainement de flammes en plein milieu d'une étable. Il n'était pas plus question d'occasionner de lourdes blessures à cette femme désespérée.

C'est ainsi qu'elle avait choisi d'agripper fermement son poignet pour y apposer une main juste assez brûlante pour la forcer à lâcher la lame. Dés que ce fut fait, elle lâcha son agresseuse et se posta d'un mouvement vif derrière selle, profitant de son hébétement pour glisser une chaine -la chaine- contre sa gorge.

"Dans votre état, ce n'est pas bien raisonnable," sermona-t-elle avant de continuer sur un ton plus doux, sans pour autant desserrer son emprise sur son cou. "Respirez. Lentement. Oui, comme cela. Je ne suis pas votre ennemie. Je ne vous veux aucun mal, ni à vous, ni au bébé. Je cherche à vous comprendre, à vous aider.

Quel est votre nom ?"


Malgré la tension exercée, Selinde ne dégageait aucune animosité et se montrait même plutôt compatissante. Mais il était aussi certain que la patience de la sorcière avait des limites.
La jeune femme afficha un regard de braise fixant de ses grands yeux la pyromancienne. Sa volonté la fit tenir quelques instants...

Elle dût renoncer et lâcher son arme avant de se dégager de la poigne embrasée de Selinde.

Résignée elle répondit avec une attitude défaitiste.

Felmena, fille de ferme et... future maman... Jalnis m'a promis tant de merveilles, m'assurant le meilleur avenir pour notre fils. Oui,
Il pense avoir un garçon. Moyennant quelques potions à ingurgiter...

Mais je ne sais plus où j'en suis ! J'ai fait tant de sacrifice pour un homme qui ne me désire plus cherchant la compagnie de catin !


Elle plaça la main devant sa bouche émettant un hoquet de surprise.

Je suis désolée.. je ne voulais pas dire
...


Ses yeux devinrent humides.

Selinde Belroza

La colère passa dans les yeux de Selinde et sa bouche se mua en une grimace mauvaise.

"Catin ? Ne soyez pas si condescendante envers vous-même. Ce n'est pas de compagnie dont il est à la recherche, mais de naïves pour remplir leur ventre fécond", répondit-elle d'un ton cassant. "Mes félicitations, vous avez été parfaite dans ce rôle.

Lorsque vous serez décidée à mépriser l'homme qui vous a trahi par ses promesses fallacieuses plutôt que les femmes qu'il a trompé par ses mensonges, alors vous saurez où vous en êtes réellement et surtout, vous saurez quoi faire pour offrir à votre enfant le meilleur, sans besoin de quiconque, et encore moins de potions -dont je vous déconseille de continuer la prise-.

Pour l'heure, il me faut comprendre la situation. Que s'est-il passé après la mort de Grid ? J'ai vu Balard sous son joug despotique, mais je ne m'explique pas sa mutation en lupanar rural sous la gouvernance de Jalnis. Comment ce dernier-a-t-il pris la tête du Caldrasir ? Au vu de l'avancement de votre grossesse, vous deviez être à ses côtés à ce moment-là... Vous avez du être au première loge de son ascension."
La jeune femme ne répondit pas tout de suite pour contenir ses émotions contradictoires : la colère d'avoir été manipulée et qu'on lui crache à la gueule sa faute, la peur de la talienne avec sa langue de vipère et la tristesse de se retrouver si désœuvrée.

Elle émit un long soupir avant que sa voix ne brise le silence.

Je connais Jalnis depuis mon enfance, et j'ai toujours eu le béguin pour lui. Il a choisi la magie et s'est exilé à la capitale pendant de nombreuses années pour étudier. Je n'avais pas eu de nouvelles jusqu'à son retour peu après le départ de l'intendant et de ses hommes, laissant la charge à son second. Il parait que Grid devait aller négocier je ne sais plus trop quoi.

Ayant ouvert les yeux sur mes sentiments, Jalnis et moi avons vécu une aventure dont vous connaissez le résultat. Il avait trouvé un travail auprès du second dans la bibliothèque donnant quelques cours rudimentaires de magie et profitant des ouvrages. Ses journées de travail devenaient de plus en plus longues et il rentrait songeur. Je l'ai interrogé, mais il me répondait laconiquement avec son sourire...


Elle marqua une pause, s'imaginant sûrement le sourire ravageur qui l'avait conquise.

Comme le retour de Grid tardait et le second était paresseux et un peu couard, les fermiers libres et courageux, se firent
plus contestataires et belliqueux.

Jalnis grâce à sa magie enflammée et sa position auprès du second a accentué leur révolution passive : les copains de Grid se sont enfuis il y a quelques jours et on vit en communauté depuis. Son aide fut précieuse, et s'il ne cherche à s'imposer, on le considère comme notre dirigeant. J'crois que ça lui plait vu comment il en joue. On a même l'impression qu'il a fait ça toute sa vie.

Et puis hier, on a su que Grid ne reviendrait pas ... grâce à vous. J'pense que ça a fait fuir le second.

Seulement avec ses disparitions, je croyais qu'il avait une maîtresse...


Elle se tut, rassemblant ses pensées, même dans la pénombre, Selinde pouvait sentir qu'elle devait échafauder des théories sur le comportement du mage..

Selinde Belroza

"Je vois," lâcha Selinde d'un ton laconique. Ce qu'elle venait d'apprendre signait la fin de ses prétentions sur le caldrasir. La mort de Grid n'avait strictement eu aucune influence sur la vie du peuple, rendant caduque son principal argument. Quelques étincelles avaient suffit à faire fuir le second tandis que des hommes, ô combien plus dangereux et armés, avaient donné leur vie pour Grid de crainte de voir mourir des otages... dont personne ne semblait se souvenir.

Son frère et elle repartiraient à l'aube. Leur présence n'était pas nécessaire. Cela ne les concernait pas. Cela ne les avait jamais concernés en réalité. Selinde se massa lentement le poignet, là où persistait cette légère douleur récoltée sur le champs de bataille.

"Suivez-moi, j'ai peut-être une idée de l'identité de cette fameuse maîtresse qui l'obsède. Venez, nous allons à la bibliothèque. Enfin, si la vérité vous intéresse."

Elle avait fermement agrippé le bras de la future mère et l'attira, non sans une certaine douceur, hors de l'étable. Elles se dirigèrent vers la bibliothèque. A peine y étaient-elles entrées que Selinde commença à s'intéresser aux ouvrages, une main enflammée pour toute lumière. Elle paraissait chercher un titre en particulier, ou plutôt la marque de son absence. Même si cela ne devait pas apparaître évident aux yeux de Felmena, Selinde suivait un chemin bien particulier au milieu des rayons et se dirigeait tranquillement vers la trappe menant au laboratoire souterrain. Serait-elle dissimulée sous une étagère ou bien, au contraire, à découvert et peut-être entrouverte ?

"Etes-vous la seule à qui il a prescrit des potions ?" demanda-t-elle sur le ton de la conversation.
La bibliothèque avait souffert de son dernier passage et les étagères noircies mais encore debout témoignaient de ses crimes. Aucun des ouvrages ne lui rappelait des souvenirs, et le peu de poussière laissait supposé qu'on les avait entreposés ici depuis peu de temps. D'ailleurs les étagères ne ployaient pas sous le poids des livres.

La jeune femme répondit

Non, chaque femme enceinte a le droit à la mixture.

Le rangement - par auteur puis titre - était impeccable, l'œuvre de Jalnis sûrement, aucun autre ne devait savoir lire - et le sol avait été bien nettoyé : des tapis recouvraient le sol entre deux étagères. En arrivant à l'endroit de la trappe, d'après ses souvenirs de Selinde, le revêtement semblait avoir bougé récemment.

Une inspection permis à la talienne de découvrir le loquet ouvrant la trappe, le tapis était soigneusement collé à l'ouverture. Un faible lumière provenait de la pièce avec une légère odeur de brûlé. Souvenir des temps anciens...

Descendant aussi discrètement que possible, elle vit Jalnis penché sur un parchemin partiellement brûlé, des fioles recouvrant le reste de la table. Avant qu'elle ne put faire quoi que ce soit, Felmena lança sur un ton inquisiteur.

Jalnis !

L'interpellé émit un mouvement de surprise, et se retourna, blême pour faire face au deux intruses.

Que fabriques-tu ici ?

Le mage resta silencieux, incapable de répondre. Pour la première fois de sa vie, on lui avait clouer le bec.

Selinde Belroza

"Elles veulent toutes un garçon ?" répondit Selinde, un peu perplexe, pendant qu'elle inspectait les tapis qui dissimulaient la trappe. Elle descendit discrètement, non sans avoir, au préalable, fait signe à Felmena de la suivre en silence. Comme elle l'avait supposé, Jalnis avait lui-aussi, découvert le laboratoire de la bibliothèque, et la distribution de potions laissait à supposer qu'il s'en était régulièrement servi. Mais à quelles fins exactement ?

Elle l'observa un instant, affairé à son parchemin et ses expériences. Sa nuque offrait une vulnérabilité dont elle pouvait aisément tirer partie avec l'effet de surprise. Sa main glissa à sa ceinture et agrippa le métal froid de la chaine holdar. Si elle pouvait le maitriser et le priver de sa magie en même temps, il n'aurait d'autre choix que de parler.

Jalnis ! Que fabriques-tu ici ?

Selinde se retint de pester. Si Felmena n'avait pas été si nécessaire à la suite, elle n'aurait jamais accepté sa présence. Mais la future mère devait être son témoin, la garante des méfaits du mage s'ils existaient réellement. Quel poids aurait la parole de la sorcière auprès de tous ces gens qui adoraient ce Jalnis ? Aucune, il leur faudrait des preuves pour la croire sans quoi le doute persisterait sur leur loyauté. Des écrits ne suffiraient pas non plus auprès d'illettrés. Cependant, ils ne pourraient remettre en cause le réquisitoire de celle dont l'amour sincère pour leur chef, était connu de tous.

La pyromancienne croisa les bras et adressa un sourire malveillant à l'alchimiste pris sur le fait.

"Au moins, vous vous êtes débarrassé du corps. Plus agréable pour travailler, j'imagine," ironisa-t-elle, jetant un coup d'oeil rapide là où se trouvait, quelques mois plus tôt, le cadavre d'Ermeline. "Votre bien-aimée vous a posé une question. Vous devriez songer, rapidement, à lui répondre avant que je ne me charge de lui expliquer où nous nous trouvons, et quel type de travaux vous avez repris."

Une bravade, ce n'était qu'une bravade dite avec une telle assurance qu'elle ne pouvait être que véridique à l'oreille d'autrui, surtout si ce dernier venait d'être pris au dépourvu. Pour autant, Selinde ne pouvait que supposer les activités du mage sans la moindre certitude pour étayer son propos.
Le mage resta sans voix face à l'inquisitoire des deux femmes. Il aurait pu broder un mensonge, qui avec quelques gestes chaleureux et sourires complices, aurait convaincu la future mère, seulement, la pyromancienne ne se laissait pas embobiner aussi facilement, surtout dans l'ancien laboratoire secret de l'intendant. Le regard de Selinde confirmait qu'elle connaissait les lieux.

Il jeta un œil discrètement dans le coin de la pièce où reposaient quelques fioles contenant un liquide argenté. Un mouvement suspect dans cette direction et il se retrouverait brûlé vif. Ses maigres talents magiques n'étaient pas à la hauteur pour lui donner une ouverture.

J'ai...

Il déglutit bruyamment.

J'ai repris des expériences sur la domination mentale et la suggestion à partir de morceaux de parchemins partiellement lisibles.

Il baissa la tête, tel le vilain garnement pris en flagrant délit, attendant docilement sa punition. La jeune fille devint rouge pivoine, et d'une voix muée par la colère, hurla

TU M'AS CHARMÉE AVEC DES POTIONS !!!

Il répondit négativement de la tête, avant d'ajouter d'une petite voix coupable.

Je m'assure de l'obéissance de notre enfant...

La fureur de Felmena la rendit sourde car elle poursuivit sur le même ton sans savoir si ses propos se tenaient.

COMMENT AS-TU OSE ??? JE TE DÉNIGRE ET TOUT LE MONDE ME SUIVRA ! TU VERRAS ! TU VIVRAS UN ENFER !

Jalnis accusa le coup, gardant son attitude soumise.

Selinde Belroza

"De votre enfant et de celui des autres," se contenta d'ajouter Selinde, dont la voix fut en grande partie couverte par celle de Felmena. Pendant que cette dernière s'égosillait, le regard dur de la sorcière s'était posé sans concession sur l'alchimiste et l'affligeait d'une culpabilité muette. Elle s'avança, tout en sortant sa fameuse chaine, et d'un geste menaçant, lui ordonna de lui tourner le dos.

"Mains derrière le dos, infâme," lui notifia-t-elle pendant qu'il s'exécutait. [b]"Je ne tiens pas à ce que vous puissiez échapper à la colère de ces braves gens grâce à quelques flammèches mal maitrisées."

Tandis qu'elle entourait fermement, jusqu'à lui en couper la circulation sanguine, les poignets de Jalnis de ce métal froid et pernicieux, elle ajouta quelques mots à son oreille, un sourire suffisant dessiné sur ses lèvres.

"Un choix d'entourage fort peu judicieux pour quelqu'un avec autant d'ambition."

Satisfaite de son attache, elle se tourna vers Felmena et lui intima la suite des événements d'une voix n'admettant aucune contestation.

"Felmena, allez donc chercher tous les autres. La vérité doit éclater sans quoi il continuera d'asservir la jeunesse de Balard avec ses mensonges et ses potions. J'y pense, commencez par me ramener mon frère."

A peine la future mère s'était éloignée, remontant péniblement l'échelle de corde qui la séparait de la surface, que Selinde reprenait son interrogatoire. Une lame discrète, mais acérée, s'était glissée sous la carotide de Jalnis, prête à la taillader au moindre écart de conduite.

"Expliquez-moi votre projet en détail. Je veux tout savoir. Pour commencer simplement, pourquoi avoir choisi de soumettre les enfants à naître, plutôt que leurs parents ? Est-ce parce qu'ils peuvent s'en prémunir plus efficacement ? Les effets sont-ils réversibles ?"

La sorcière était résignée à en apprendre d'avantage sur cette mystérieuse alchimie, holdar à n'en pas douter, capable de dominer les esprits. Plus elle en saurait, plus elle serait en mesure de lutter contre ses effets. Si elle devait affronter Pryd ou Lhuste, des êtres capables de duper les sens de leur victime, alors elle devait s'y préparer, quitte à employer leurs propres connaissances.

"Soyez prévenu, je ne suis pas d'un naturel patient, mais je peux me montrer plus que magnanime pour qui sait satisfaire à mes exigences," ajouta-t-elle d'une voix sifflante d'où l'on percevait autant la menace que la lascivité.
Le mage déglutit difficilement, de peur que la lame bien aiguisée ne tranche sa carotide. Malgré ses efforts, une légère entaille sur sa gorge laissa s'échapper quelques gouttes de sang chaud. La disparition de Felmena eut raison de sa dernière étincelle de courage.

Les notes partiellement brûlées sont signées d'un G. Avare en détails, sur les parties déchiffrables, j'ai dû reconstruire tout le protocole d'envoûtement. Si le résultat fût un succès sur une cible déjà conquise, il n'eut aucun effet sur un étranger malgré mes efforts pour me faire apprécier du peuple.

Il fit une pause pour tenter de garder une attitude noble, et voyant que la lame maintenait sa pression, il poursuivit ses aveux.

Il fallait des cibles plus maléables, et l'auteur avait suggéré des expériences sur des nourrissons, qui selon les propos rapportés d'un certain P, ne disposait pas de résistance face aux suggestions, et la durée de l'asservissement s'en trouvait allongée. J'ai voulu aller plus loin, commencer l'expérience avant la naissance, et m'assurer une armée de fidèles...

Selinde dût reculer, apercevant un liquide jaunâtre s'étendre aux pieds du mage.

Selinde Belroza

La sorcière haussa les sourcils, perplexe face aux paradoxes de l'alchimie holdar, ou plutôt de l'utilisation qui en avait été faite jusqu'alors.

Devait-elle rire que des individus se laissent abuser par un savoir à peine plus efficace que n'importe quel conditionnement psychologique ? Ou au contraire, devait-elle trembler devant la puissance d'un art capable d'asservir des masses en seulement une génération ?

Elle secoua la tête, échappant de la sorte à ses réflexions, et finit par conclure dans un soupir résigné.

"La logique holdar me dépasse. Jalnis, vous dev..."

Elle n'eut l'occasion de finir sa phrase, rattrapée par son propre réflexe de recul. Elle finit un pas en arrière, les yeux rivés sur la mare jaunâtre qui grossissait sous les souliers de son prisonnier. Attaché au poignet comme il l'était, il n'avait pu user de ces fioles... Alors... Un petit sourire railleur se dessina sur ses lèvres rosées.

"Ne soyez pas si terrifié, mon frère n'est pas encore là. Mais lorsqu'il le sera, vous n'aurez plus l'occasion de négocier pour votre vie. Il n'est pas encore trop tard, Jalnis.

Je peux devenir votre bourreau, comme votre salut. Tout dépend de vous et de la manière dont vous vous comporterez durant votre "procès"."


Selinde avait délibérément insisté sur ce dernier mot. Elle n'exigeait pas de lui la vérité dans un idéal de justice, mais bien qu'il lui fournisse une version excessive et enlaidie de ses actions.
Tel était le prix qu'elle réclamait contre sa vie.
D'une voix fébrile, il s'empressa de répondre.

Et... qu'attendez-vous de moi ? Je vais me faire lyncher par les hommes de Balard....

Sa situation semblait sans issue et le maigre espoir que lui suggérait la talienne était sa seule chance ... de survie ?
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