Citation :Au rédacteur en chef de l'Yris du Jour,
Qu'elle ne fut ma surprise de lire dans les lignes de votre dernière édition les échos des rues autant que celles des bals mondains sur l'absence de notre bien aimé monarque. Si celle-ci se fait de plus en plus inquiétante, n'était-il pas osé, sous prétexte d'en rire, d'évoquer les racontars les plus sordides sans même en poser des preuves tangibles ?
Est-ce un sursaut royal que vous encouragez par le biais de vos écrits, en l'obligeant au démenti officiel ? Dans ce cas, l'intention est louable, mais la méthode fort discutable.
Il serait bien malavisé d'évoquer des faits de possession démoniaque sur la personne de notre souverain sans en craindre les réactions populaires. En ces temps de troubles où des traits de feu s'agitent dans le ciel, où les agars ont piétiné de leur mépris les ruines encore fumantes de Tilador, la moindre étincelle se transformera bien vite en feu de forêt.
Ainsi, je serai curieuse d'entendre vos motivations profondes et même, si l'occasion se présente, d'assister vos investigateurs de terrain à comprendre la vérité sur ce mystérieux silence.
Avec mon respect,
Selinde Belroza,
Lectrice fidèle
Citation :Madame Selinde,
Je vous apprendrais que parfois, un langage fort grossier et choquant fait bouger bien plus de foules qu'une courbette dont tout le monde se fiche éperdument.
Oui nous avons misés au sein de l'édition de quelques grossièretés, de ces choses qui feront s'écrier les petites bourgeoises en devenir, mais nous ne le regrettons pas.
La preuve, on a jamais autant reçu de lettre que depuis cet article !
C'est bien sûr le crachat mûri de plusieurs mois de colère assagi. A la cours, on en raconte des choses,
mais nul ne saurait nous dire la vérité. La Princesse elle-même est une tombe.
Nos membres les mieux infiltrés sont frileux, hésitants, confus.
A croire que quelqu'un ou quelque chose cherche à nous faire perdre de vu ce que l'on veut, à savoir voir et entendre ce que le bon Roi Leonard IV a à nous dire.
Pour ce qui est des preuves, nous n'avons rien que des racontards.
Et la certitude qu'on nous cache quelque chose.
Il suffit d'interroger les gardes du Palais pour se rendre compte que quelque chose ne va pas. Le bon Garig, le garde du sud d'Yris, est un habitué. Il a sa petite maison dans les remparts et il voyait souvent, à l'époque, le Roi sortir dans le jardin avec sa fille pour lui faire réciter quelques exercices de rhétorique.
Il se trouve qu'il ne l'a plus vu depuis près de trois mois.
On ignore si c'est parce qu'on prépare le mariage de la Princesse avec un fils d'égur (là encore, ce ne sont que des dires, mais l'on a vu plusieurs délégations ces dernières semaines jusqu'au Palais), ou si c'est parce qu'il est tout simplement mort.
On y comprend rien, et on veut des réponses.
Voilà ce que l'on veut.
Si vous apprenez davantage, n'hésitez pas à nous le révéler. On sera bien content d'apprendre si c'est bien la chaude pisse qui cloue le roi, et on le lui pardonnera aussi.
Hameris,
Un écrivain comme les autres mais en mieux
Rédacteur du journal
Kandrian, Auberge "Aux Braises de La Salamandre"
Une légère odeur de viandes braisées planaient dans la pièce principale qui ne désemplissait, accueillant aussi bien les voyageurs affamés que les habitués avinés. Accoudée au comptoir, Selinde écoutait distraitement le tenancier lui énumérait les faits marquants qui avaient animé l'établissement depuis son dernier passage.
Bien entendu, si les étranges étoiles tombées du ciel près de Kandrian avaient suscité l'engouement de la clientèle, les autres sujets de conversations moins singuliers importaient fort peu la pyromancienne. Avalant d'une traite tout l'alcool contenu de son verre, elle se redressa pour toiser son interlocuteur d'un air entendu.
"Vittorio, épargne-moi toutes ces banalités sur le prix du seigle. Qu'en est-il de la transaction que je t'ai chargée d'effectuer pour moi ?"
L'aubergiste sourit de toutes ses dents, visiblement satisfait de lui-même.
"Toute la marchandise a été écoulée sans difficulté. Akim a tout acheté à bon prix. Faut dire que ses forges tournent comme jamais depuis la destruction de Tilador... Les gens ont peur, et s'arment en conséquence, même s'ils n'ont jamais su manier autre chose qu'une fourche pour leurs champs. Quoiqu'il en soit, avec toutes ces commandes à honorer, un surplus de fer même de provenance douteuse n'était pas pour lui déplaire."
"Parfait. Une bonne chose de faite."
Elle marqua une pause, se souvenant soudainement de l'article qu'elle avait lu avant d'entreprendre d'aller voir de ses propres yeux les fameux feux follets tombés du ciel.
"Dis-moi, beaucoup de marchands en provenance d'Yris s'arrêtent ici pour une nuit ou deux... N'ont-ils jamais évoqué le roi et son inquiétant silence ? Ou même toute rumeur de cour concernant la famille royale ?"
« Dis-moi, beaucoup de marchands en provenance d'Yris s'arrêtent ici pour une nuit ou deux... N'ont-ils jamais évoqué le roi et son inquiétant silence ? Ou même toute rumeur de cour concernant la famille royale ? »
Vittorio prit une pause et se mit à réfléchir. Il y avait bien sûr vu quelques marchands, des bavards et des moins bavards. La position de Kandrian aux frontières du pays ne donnait pas la nurmethie comme très influente, quoi que toujours à l'écoute des ragots de sa frontalière Yris.
« Il y a bien eu ce marchand qui partait d'Yris. Il retournait chez lui, à Port-sur-loup. Il disait avoir vendu une quantité impressionnante de tulasi et d'hibiscus, et même du jasmin. Ce n'est pas la saison, alors il a fait payer le château bien cher pour ça. » Vittorio souleva les épaules,
« L'hibiscus est rare, elle n'est trouvée que dans la sylve de Korri. Il a dû se faire beaucoup d'argent sur la vente, surtout qu'il m'a bien dit que l'émissaire n'avait même pas cherché à discuter le prix. »
Se faisant la réflexion, l'aubergiste posa son torchon et prit un air sinistre.
« Il y a deux jours, un soulard de Valonvert a dit qu'il y avait eu une expédition punitive jusqu'à Balard. Le Caldras a été emmené jusqu'au Palais par la force. C'est étonnant, quand on sait que Balard est un Caldrasir très soudé à Yris et très puissant*… ça a fait jasé jusqu'à Malefosse y paraît. P't'être une histoire d'argent avec Aiguemirail. Mais c'que j'en pense, c'est qu'il n'y a que le Roi pour donner des ordres pareils. Personne d'autre n'a l'autorité d'imposer ça à un caldras… Pas même Edar lui-même… »
Il fit un petit signe de la main, comme pour exorciser sa propre parole.
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Des précisions HRP:
La carte actualisée du royaume Talien avec les noms : http://i.imgur.com/khugnjh.jpg
Balard est un égura très soudé à Yris et très puissant* : (note HRP du background)
Si on regarde bien le découpage, et si on reprend l'histoire talienne, on sait qu'on est en présence d'une féodalité qui petit à petit connaît un glissement vers une monarchie avec le pouvoir très puissant de Léonar V.
Jusqu'à il y a peu, il n'y avait qu'un égura pour chaque caldrasir.
Le Caldrasir d'Yris était considéré comme le Caldras de tous les Caldras, aussi il n'avait aucun subordonné direct (on s'imagine que ses subordonnés sont tous les autres Caldras).
Or, il y a 30/50 ans, le Caldrasir de Balard a obtenu un second égura, à savoir Aiguemirail. Avec l'extention sur le marécage du royaume talien, le Caldrasir de Balard est l'un des plus menacés par les saurotarques mais également un de ceux qui connaît une possible extension. Les autres Caldras sont "enfermés" par les frontières avec les HE. Balard, non.
Yris investit beaucoup vis à vis de Balard et d'Aiguemirail. Il y a beaucoup d'argent qui transite pour le drainage du marais, les lignes de défense au sud.
Il n'empêche que le Caldras de Balard est envié par tous les autres Caldras.
Selinde écouta attentivement Vittorio, se félicitant intérieurement d'avoir choisi cet homme pour tenir l'auberge de la Salamandre, dont l'activité n'était pas tant de rassasier sa clientèle des viandes grillées que de leur soutirer des informations avec quelques tournées bien amenées. En son absence, il était ses oreilles et ses yeux.
Faut-il le parer de couronnes de fleurs rares pour châtier un Caldras ?
Ces quelques mots avaient été formulés sur le ton de la désinvolture cynique tandis que ses yeux trahissaient des réflexions plus profondes. Elle se redressa légèrement, se retournant pour observer un instant la salle bondée. Après un silence déroutant, elle s'étira avec paresse.
Je partirai demain dés l'aube pour Yris.
Très bien. Je te mettrai de côté quelques vivres pour le voyage.
Elle le remercia d'un signe de tête et d'un sourire reconnaissant avant de s'esquiver discrètement vers le sous-sol secret.
Le palais royal s'élevait devant Selinde, l'écrasant de sa majesté. Le bâtiment, comme tant d'autres dans la cité haute, éveillait en elle une palette d'émotions. De la verte envie à la noire rancoeur, en passant par la rouge colère. Mais ce jour-ci, seule l'inquiétude se lisait dans ses prunelles noisettes.
Les immenses portes restaient fermées, à l'image des lèvres du roi qui demeuraient closes pour son peuple depuis tant de mois. Les ruelles en grondaient, parfois d'indignation, souvent de désarroi. Si même leur bien aimé monarque les abandonnait, que leur restait-il ? Pour autant, la jeune pyromancienne n'attendait guère plus de son souverain que ces travers sans cesse observés chez les puissants de naissance.
Néanmoins, la missive de Hameris avait grandement aiguisé sa curiosité. Pas tant par le désistement public du roi, mais par le comportement fuyant de ses proches et suivants. La confusion et la frilosité qu'ils avaient à s'exprimer sur l'affaire évoquaient un malaise politique sans précédent. Comme le journaliste l'avait signalé, ils se taisaient, dissimulant une vérité dérangeante. Bien plus dérangeante que celle d'une maladie vénérienne à son humble avis. Les propos rapportés par Vittorio n'en étaient pas moins intriguant avec cette sombre affaire de Caldras.
Elle soupira. Cela faisait plusieurs heures maintenant qu'elle attendait dans cette rue qui jouxtait le château. Elle savait qu'il finirait par en sortir, qu'il finirait par emprunter cette route pour rentrer auprès de sa femme aimante et de ses quatre fils dévoués. Cet homme, commis de cuisine au palais depuis bien des années, représentait l'infime brèche dans les hautes murailles du palais. Selinde était indéniablement la dernière personne à pouvoir y pénétrer par son entrée principale, mais il existait toujours des portes dérobées pour les petites gens. Pour ces individus invisibles aux yeux de la noblesse qui, pourtant, leur offraient tout l'agrément d'un service irréprochable pour contenter leurs moindres désirs, il existait toujours une seconde porte. Et elle comptait bien l'emprunter.
Le voilà. Elle sourit. Il se dirigeait d'un pas traînant vers elle, exténué par une journée passée devant les fourneaux. Elle porta la main sur son corset pour se rassurer de la présence de ce vieux morceau de papier à moitié calciné, reliquat de son adolescence. S'il se montrait récalcitrant, elle en userait.
Elle en abuserait même.
Mais… N'est-ce pas ce bon Anven que voici ? J'espère que vous n'avez pas oublié votre petite Selinde à qui vous apportiez quelques miches de pains venant du palais ?
Bien sûr qu'il se souvenait d'elle. Comment aurait-il pu oublier la fille ainée de la femme à qui il rendait visite chaque semaine depuis plus d'une dizaine d'années dans le dos de sa douce épouse ? Tout sourire, elle commença la conversation par quelques aimables banalités sur sa famille. Son fils ainé se mariait dans un mois, lui dit-il avec entrain. Quant à son petit dernier, il avait été admis comme novice à l'Etoile de Nacre, ajouta-t-il, les yeux emplis de fierté. Elle fit mine de s'enthousiasmer de ces nouvelles dont elle n'avait pourtant cure. Au demeurant, elle éprouvait une réelle sympathie pour cet homme, bien qu'elle n'hésiterait pas une seconde à l'utiliser.
Voilà qui doit te réjouir au plus haut point ! Pourtant, les cernes sous tes yeux noircissent tout ce bonheur bien amèrement. Tu m'as l'air bien épuisé. Ne me dis pas qu'ils t'exploitent dans les cuisines, tout de même ?
La pyromancienne savait se montrer faussement compatissante. Elle savait aussi que le commun des gens aimait s'épancher sur leurs malheurs et s'en plaindre dés qu'il trouvait une oreille attentive.
Anven eut un petit rire fatigué. C'était vrai que la cadence était toujours aussi infernale, mais ça payait bien, assez grassement pour promettre à ses rejetons une belle vie, et à lui, quelques jeux de jambe dont sa femme ne saurait jamais rien.
C'était pas un mauvais bougre ce bon Anven, il avait choisi la facilité comme beaucoup d'autres avant lui. Il ne faisait somme toute de mal à personne, mieux encore, il remplissait la panse à bien des braves gens ! Des plus beaux et des plus gras que lui. Des moins honnêtes, aussi.
« Ah, non, ma brave Selinde, c'est juste l'âge qui fait craquer mes os et font reluire les tiens. »
Son sourire idiot en disait long sur ce qui se cachait sous sa tignasse tout de gris parsemée.
« Mais c'est pas si mal, ça entretient mon vieux corps, et ça m'empêche de devenir trop grassouillet comme ces fils de bourgeois. »
Il ricana cette fois, plus sincère et moins sur la retenue. Quand il s'agissait de mordiller la main qui le nourrissait, Anven s'y connaissait un peu. Il n'était pas brave, mais à l'oreille d'une va-nu-pieds, ça ne faisait jamais trop de vague.
La jeune femme s'esclaffa suite à l'esbroufe moqueuse d'Anven, sans forcer outre mesure l'arrivée d'un rire sincère.
"Ah, ceux-là, toujours aussi bouffis tant par l'orgueil que par l'oisiveté ! Quoiqu'on en dise, e labeur est le quotidien du Bas Peuple, le double menton celui des nantis. Toujours à se pavaner dans leurs opulents bourrelets.
Tiens d'ailleurs, l'autre jour, il parait que le Caldras de Balard et sa suite se sont pointés au palais. Ca doit en faire des bouches à nourrir de plus, non ?"
« Le Caldras de Balard ? »
La tête d'Anven devint soudainement aussi pâle et livide que celle d'un fantôme. On aurait même pu croire qu'il en avait croisé un.
« Tu ne devrais pas dire ça tout haut, ou même tout bas… » murmura-t-il, d'un air crispé.
Son regard se fit plus perçant ; il jeta d'ailleurs plusieurs regards dans la même direction, comme s'il allait en sortir des furies à ses trousses.
« Le nom de cet homme est maudit pour le moment. On dit qu'ils arrêtent quiconque s'est montré trop proche de lui ces derniers temps. Il aurait commis un crime immonde. Ig-noble ! » Comme il disait ça, il hochait la tête, les yeux presque sortis de ses orbites. « Par Edar, certaines servantes racontent que c'est la Princesse elle-même qui l'a fait demander au palais… elle qui est si jeune, et le Caldras est si laid… »
Il secoua la tête. Il était un homme de peu de vertu, mais il y avait des choses à faire et d'autres non.
Si les traits, à présent, impassibles de Selinde étaient difficilement interprétables, ses iris noisettes s'intensifièrent au gré des paroles du vieil homme, avides d'en apprendre d'avantage. Sans ménagement, elle le prit grossièrement par le bras l'attirant dans une ruelle plus isolée de l'artère principale. A l'abri des regards, elle pourrait obtenir ce qu'elle espérait.
Elle le toisa sévèrement. Ses yeux perçants s'attachaient sur ceux de son interlocuteur pour l'intimider de leur folle arrogance.
"Anven, je dois savoir ce qu'ils se passent derrière les murs du palais. Tu vas tout me dire sans rien oublier."
Sa main libéra de son corsage une feuille pliée en quatre, à moitié calcinée. Elle l'agita négligemment devant le pauvre bougre encore hébété.
"Te souviens-tu de cet hiver glacé ? Ton épouse accouchait de ton cadet. Tu étais retenu au palais pour un grand banquet exceptionnel. Du moins, ce fut le prétexte officiel à ton absence.
Fais-moi engager à l'échansonnerie et je t'offrirai mon silence."
Elle n'ajouta rien, le laissant à ses anciens souvenirs de quelques mots tendancieux offerts à une autre que son épouse. Sans un mot de plus, il imaginerait le doute et l'incertitude dans le coeur de son officielle, le mépris et le dédain dans les yeux de ses fils. A n'en pas douter, l'aveu de sa faiblesse le priverait de jours heureux...
Un petit cri étouffé – de peur – devant le papier, et c'était déjà perdu pour Anven.
Il en aurait presque oublié son existence à ce fichu chiffon. Il se mordit la langue, se demandant encore une fois pourquoi il avait aimé une diablesse et pourquoi tous ses marmots avaient hérité de ses dons de manipulation… Sans doute que c'avait été la seule façon qu'ils avaient trouvé de survivre.
En saccageant la réputation des braves gens comme eux.
Il fronça les sourcils, se disant un moment même qu'il pouvait la battre, prendre le papier et fuir avec… avant de se remettre les idées en place. Quel homme aurait été-t-il ? Et surtout, quel homme s'il avait perdu ? Un homme sans rien.
Anven baissa les bras après un court moment d'hésitation :
« Je ne sais rien » avoua-t-il, blessé dans son orgueil, « rien car rien ne sort. On ne voit rien. Et depuis que le Caldras de Balard est au château, on en sait encore moins. On a même plus le droit de sortir de la cuisine pour dire ! Et on fait des plats ridiculement petits. Je vais avoir du mal à te faire engager alors qu'on se tourne tous les pouces en dehors des bals… »
Il grommela, anticipant la menace :
« Mais je sais qu'il s'en tient un dans la semaine. Alors peut-être… sûrement que je pourrais te faire entrer… mais hé ! Je récupère cette fichue lettre dès que tu poses un pied dans la cuisine ! »
Plus jamais – plus jamais on ne l'y prendrait à aimer des femmes aux bouches de vipère.
Satisfaite, elle lui offrit un demi-sourire taquin, résultat de sa victoire. Elle rangea la feuille avec désinvolture dans son corsage.
"Parfait. Cette preuve t'appartiendra une fois dans les cuisines.
Attends-moi dans une semaine à la fontaine."
La jeune femme s'était installée sur le rebord de la fontaine qui jouxtait le palais royal. D'une main négligente, elle offrait quelques miettes de pain aux cygnes blancs qui y nageaient, se disputant chaque becquée avec véhémence. Elle plissa les yeux un instant, contemplant le reflet de son quotidien passé par l'entremise de ces animaux, avant de ne s'intéresser qu'à sa propre image à la surface de l'eau.
Deux fines tresses couronnaient ses cheveux d'un blanc soyeux pour la relever dans un chignon parfait. D'ordinaire si sauvage, la chevelure domptée donnait à Selinde l'apparence d'une jouvencelle réservée, tout en pudique retenue. Quant à ses atours, il révélait une féminité qu'elle répugnait à dévoiler en temps normal. Elle s'était vêtue d'une robe blanche, enserrée d'un corset de cuir brun mettant à merveille ses formes menues en valeur.
Elle soupira quelque peu. Si elle avait l'allure d'une jeune fille convenable apte à servir de nobles familles, elle se sentait démunie sans Vindicte contre sa paume. Depuis des jours, son coeur battait d'un pressentiment oppressant. Intuition d'un désastre politique sans précédent ou simple peur à l'idée de pénétrer dans l'opulent palais ? Ainsi, elle n'avait su se résigner à se séparer de son orbe, et profitait du volume outrancier de son jupon pour l'y dissimuler discrètement. Elle doutait que la patrouille surveillant les allées et venues des domestiques ne soit composée du moindre sorcier capable d'en ressentir l'aura. C'était un risque nécessaire.
Elle se leva délicatement en apercevant Anven qui cloppinait vers elle de mauvaise grâce. D'une élégante révérence, elle s'inclina devant le vieil homme, non sans lui avoir au préalable jeté un regard intimidant.
Merci de votre bonté. Merci. Vous avez été si généreux avec moi en me trouvant cette place au palais. Je ne vous décevrais pas, je vous le promets.
Selinde avait prononcé ces quelques mots juste assez fort pour que la sentinelle de passage à proximité l'entende et ne s'étonne de la situation. Plus bas, elle ajouta à l'intention de ce pauvre Anven.
Allons-y, je te suis. Mène-moi à l'intérieur du palais et le morceau de papier sera tien. Trahis-moi et je ne serai pas la seule à ne pas voir le coucher du soleil.
Un sourire aux lèvres, elle se plaça à ses côtés, minaudant un enthousiasme innocent, mais timide. Il ne leur restait plus qu'à entrer sans attirer l'attention.
Anven n'avait pas envie de parler. Il n'avait qu'une envie : disparaître. Ça lui paraissait la meilleure chose à faire, il partirait vers le sud, sur les routes menant à Babylios. Il y fonderait une nouvelle famille. Une nouvelle vie. Il y pensait, mais en se rasant ce matin-là face au miroir, il ne vu que le reflet de sa couardise, sa lâcheté crasse. L'évidence de son caractère sournois, profiteur. Si Edar le voyait comme ça…
Chassant ses mauvaises pensées, Anven sortit un peu en retard de la maison. Sa douce Rhona le regardait sans mot dire. Elle le trouvait étrange depuis quelques jours, mais la situation au château était tendue, oppressante. Elle lui baisa simplement la bouche en le laissant disparaître dans les ruelles bourgeoises d'Yris.
Il mit un certain temps à arriver au niveau des remparts du Château. Une sentinelle passa devant lui, mais il ne la vit pas. Ses yeux cherchèrent Selinde qui s'approchait déjà. Il serra les dents. Un cauchemar. Pourquoi est-ce qu'il payait maintenant ce qu'il avait fait toute sa vie durant ? Il aurait mieux appris sa leçon si on l'avait corrigé bien avant.
Quand elle apparut, il grimaça. Les mots de la demoiselle eurent l'effet escompté ; un long frisson lui remonta l'échine. Il murmura, piqué au vif :
« Plus jamais, plus jamais je ne me ferais berner… »
Il leva les yeux au ciel, comme si Edar pouvait lui apporter un quelconque pardon, et finalement se mit en route. Son corps lourd avança vers la porte des artisans qui donnait accès à des dédales aussi longs que complexes. Le cuisinier s'arrêta devant les gardes qui le reconnurent, mais leurs regards plantés sur Selinde indiquaient qu'elle était « leur problème ».
« Les gars, je vous présente la nièce de Rhona. Elle doit travailler en cuisine avec moi ce soir. »
Un petit silence, les deux gardes se regardèrent, évaluant peut-être les risques de retenir le chef des cuisines royal accompagné par une jeune femme dont ils ne connaissaient rien. Cependant, l'agacement d'Anven calma les deux idiots armurés. Celui de droite s'écarta et laissa passer l'étrange duo dans le labyrinthe. Anven ne s'arrête pas. Il se mit à serpenter un moment puis s'arrêta juste devant les portes des cuisines. Faites de bois, elles étaient toute deux surmontées d'une casserole de cuivre frappée du sceau du Roi. Un bouquet de laurier était attaché à la queue.
« Mon papier, Selinde » annonça le cuisinier dont les mains tremblaient légèrement.
Perdus au milieu du château, il n'y avait pas cent issues. Le palais royal d'Yris était un chef d'œuvre d'architecture mais il avait été bâti pour être sobre et pratique. Aussi, la cuisine était juste à côté des portes qui donnaient sur la salle du repas. Une seconde cuisine beaucoup plus grande pouvait parfois s'activer pour les plus grands repas, les réceptions – mais ce n'était pas le cas aujourd'hui.
Il n'y avait pas grand bruit, même dans les cuisines. Pas même une sentinelle dans les couloirs.
Le château était calme.
Le château semblait mort.
Durant toute sa présentation auprès des gardes, Selinde avait gardé les yeux baissés, préférant dissimuler la malice qui les habitait. Elle ne les releva, le temps d'un bref instant, que pour faire miroiter à l'un des deux hommes le sourire réservé de jeune fille innocente. Sa silhouette svelte et ses attraits menus avaient tendance à la rajeunir de quelques années, surtout si elle s'en donnait la naïve allure.
Malgré une réticence de principe et grâce aux airs courroucés d'Anven, le passage ne fut qu'une formalité. La pyromancienne le suivit sans un mot, occupée à mémoriser les couloirs et passages empruntés. Entrer était une chose, sortir une toute autre. Ce n'est que devant les cuisines qu'elle réalisa que le palais demeurait anormalement silencieux et vide.
Le chef des cuisines s'arrêta devant les massives portes de bois de son office pour réclamer son dû. Selinde esquissa un sourire sournois avant de sortir une nouvelle fois de son corset l'insidieuse preuve des égarements de ce pauvre bougre. Elle fit mine de lui tendre, coincé entre son index et son pouce jusqu'à ce qu'il s'enflamme brusquement.
« Ne t'en fais pas, nul autre n'en aura l'usage. »
Les aptitudes magiques de Selinde avaient de quoi le laisser pantois, lui qui, comme tant d'autres, n'avait jamais vu autre chose en elle qu'une enfant de la rue, insignifiante et sans avenir. La jeune femme s'en amusait parfois.
Elle se désintéressa bien vite de l'expression de surprise d'Anven pour scruter les salles aux alentours. La salle de repas se trouvait juste à côté ; elle commencerait par s'infiltrer là-dedans. Canalisant sa magie dans une incantation silencieuse, son corps disparu peu à peu sous les effets du sortilège et les yeux médusés du cuisinier. Avant de s'éloigner, elle lâcha quelques mots à son intention.
« Tu devrais lui avouer tes fautes, Anven. Cela fait bien des années maintenant que Rhona t'a pardonné. »
A présent invisible, elle pénétra à pas de velours dans la salle de réception qui, de l'extérieur paraissait encore déserte. Elle attendrait bien patiemment l'heure du repas et l'arrivée des convives pour découvrir ce qu'il se passait réellement dans ce château sans âme.
Le château était plongé dans un calme presque morbide, comme si aucune vie n'y était présente. Il fallut attendre de longues minutes pour que trois personnes ne passent la porte qui donnait sur les couloirs serpentant du Palais. La figure claire qui passa la première était reconnaissable entre toutes, c'était celle d'Elene, Princesse d'Yris. Elle portait un habit noir et son air était sombre, comme accablée d'un grand malheur. Elle portait sur ses cheveux roux un diadème d'onyx et d'émeraude.
A sa gauche se tenait Emmercar le Héraut d'Yris et à sa droite le vieux Médard di Maiera, Haut Thaumaturge de l'Orbe.
La discussion entre eux allait bon train, même si la belle Elene semblait piquée au vif.
« Il n'a rien dit ? Comment on ne peut rien dire ? » Elle tira une chaise d'elle-même autour de la grande tablée bien vide. « Il faut l'obliger. Il doit bien savoir quelque chose. Il était avec Père. Il a bien dû voir quelque chose. »
« Ou peut-être bien qu'il n'a rien vu et que nous faisons fausse route ? »
Le regard noir qu'adressa Elene à Emmercar sembla refroidir tout entier la salle du Palais.
« C'est la seule que nous avons. »
Emmercar et Médard s'assoient à leur tour à la table qui semble bien vide, bien sombre.
« Je ne comprend pas que ça n'avance pas » commença à ruminer la princesse, « nous ne pouvons pas nous permettre de garder mon Père le roi à l'ombre des feux. La colère des rues gronde. Bientôt, c'est toute la dynastie des Volaran qui disparaîtra, tout ça pour quoi ? »
Elle était drôle Elene, son petit air colérique lui donnant l'air d'une vraie femme alors même qu'elle n'avait qu'une vingtaine d'années. Médard, de son côté, hocha doucement la tête avant de répondre :
« Le Royaume a connu des jours bien plus sombres. Ce n'est plus qu'une question de temps avant que nous ne trouvions le responsable… mais… en toute honnêteté, le Caldras de Balard ne semble coupable de rien que d'avoir été au mauvais endroit au mauvais moment. »
Elene soupira, bruyamment, avant de siffler :
« Et je vais le plaindre ? »
Toujours dissimulée grâce à son sortilège, elle grimaça en reconnaissant le Haut Thaumaturge de l'Orbe sous les traits du vieux mage qui accompagnait l'héritière royale. Un sorcier flamboyant de cette envergure aurait tôt fait de repérer sa présence dans la pièce. Sa propre magie finirait par la trahir et la dévoiler à Médard. Elle ne pouvait rester.
Elle hésita, et ne bougea pas, écoutant attentivement les échanges des trois individus. Ils évoquaient indéniablement la disparition du Roi, ce pourquoi elle était là en somme. Elle ne pouvait partir maintenant, pas sans entendre. Pas sans comprendre.
"...des Volaran qui disparaitra, tout ça pour quoi ?"
Oui, tout cela pourquoi ?
Selinde resta perplexe un instant. Même face au décès du monarque que la robe couleur du deuil d'Elene augurait, quel grave secret pourrait détruire une dynastie royale ? Une telle chute ne faisait pas si aisément. Il y avait un témoin. Témoin de quoi au juste ? Et un coupable aussi. Mais un coupable de quoi précisément ? Elle se mordit la lèvre inférieure ; elle ne pouvait qu'émettre des hypothèses.
Elle s'éclipsa de la salle de réception avant que Di Maiera n'ait l'occasion de la repérer. Elle s'adossa contre le mur d'un couloir, se massant la tempe. Elle n'en savait toujours pas assez pour quitter le palais sans regret.
Alors elle attendit. Elle attendit que ces hauts personnages ne quittent la pièce et se séparent. Les deux hommes vers la gauche, la princesse vers la droite. Elle suivit cette dernière et l'interpella d'une voix douce lorsqu'elle fut assurée qu'aucun garde n'était à proximité.
"Votre Altesse, veuillez pardonner mon audace à venir vous faire face. Mais je devais vous rencontrer. Pour vous assister, au sujet de votre père..."
Sa dernière phrase fut laissée en suspens, comme un murmure. Elle mit genoux à terre, signe de son allégeance à la couronne d'Yris.
Le repas fut calme, plat, silencieux – comme la mort.
Elene n'aimait pas parler quand elle n'avait rien à dire, ni manger quand elle était contrariée. Elle resta pourtant tout du long, accompagnant ses tuteurs avec respect, et les quitta finalement pour rejoindre ses appartements.
Elle fit quelques pas. La lumière qui perçait à travers les grandes fenêtres du palais illuminait doucement son visage ; il était grave, marqué.
Puis s'arrêta.
Un frisson sinueux, d'urgence, de danger, lui remonta l'échine. Elle sursauta, fit volteface en dévoilant dans sa main gauche une dague fine mais élégante.
Elle prit le temps de jauger celle qui s'amenait devant elle avec une certaine gravité. Qui pouvait bien oser passer ses gardes ? Et plus encore, comment avait-elle fait ? Elle recula d'un pas en l'écoutant, la regardant s'agenouiller.
Elle était prudente, Elene Volaran, un peu trop peut-être. Mais le Royaume n'était-il pas à l'ombre des grâces divines en ce moment même ? Elle fronça les sourcils, d'un air courroucé et inquiet à la fois.
« Me rencontrer ? Vous introduire dans ce Palais, au soir tombé, vous voulez dire. Excusez-moi de douter de vos intentions, mais il ne fait pas bon d'être suspect en ces temps obscurs. »
Elene avait le cœur bon c'était vrai, mais elle était aussi éduquée à la façon des rois. Leonard avait dit d'elle qu'elle serait un jour une grande Reine, et il ne fallait pas douter tant de ses qualités que des défauts inhérents à sa condition de souveraine.
« Quel est votre dessein ? Faites vite à vous expliquer, sinon quoi j'appellerais les gardes et vous serez enfermée dans les cachots avec des gens dont la pauvreté n'a pas excusé leur mauvaise âme. »
Selinde garda le genou à terre et se contenta de lever les yeux vers la princesse pas sans une certaine déférence. Sa voix était calme et apaisante.
"J'ai été suspectée toute ma vie durant, Votre Altesse. Il en est ainsi pour tous ceux qui n'ont d'autres choix que d'emprunter les routes de traverse pour exister, le droit chemin étant un luxe dans lequel peu ont la chance de naître.
Cette rencontre ne fait pas exception. Comment aurai-je pu obtenir audience auprès de vous, moi qui ne suis rien, alors que les portes de ce palais restent désespérément fermées depuis des semaines ?
Aucun individu malintentionné ne se présenterait à vous, agenouillé, sa vie à la merci d'un seul de vos cris alors qu'il aurait eu l'occasion de vous blesser par surprise. J'ai confiance en votre bon jugement, Votre Altesse."
Elle marqua une légère pause. Son ton se fit plus déterminé.
J'ai risqué la perpétuité dans une geôle pour découvrir la vérité et vous offrir l'aide de mon ordre de combattants.
A nos frontières, les barbares nordiques s'agitent et pillent sans relâche tantôt des caravanes marchandes, tantôt des avant-postes elfiques. Il s'évoque que de puissants démons maitrisant un feu glacé terrorisent les alentours de Cyrijal. On murmure aussi le mot "holdar" avec effroi. Même le ciel s'est embrasé par de curieuses comètes il y a quelques temps.
Le peuple talien s'en inquiète. Il a besoin que son monarque bien aimé le rassure et lui redonne espoir. Pourtant, Sa Majesté le Roi reste absent et silencieux malgré tous ces événements."
Selinde releva la tête avec assurance, dévisageant peut-être un peu abruptement la belle Elene Volaran de ses yeux noisettes si acérés. Ce regard sur une personne de sang royal était probablement déplacé, mais elle avait toujours préféré une franchise crue aux vaines flatteries.
"Votre Altesse, qu'est-il réellement arrivé au Roi ?"
La princesse de Volaran fronça légèrement les sourcils, de ce petit air piqué. Elle ignorait si elle était sur le point d'éclater en sanglot ou de colère, mais dans tous les cas, elle se maîtrisa. Sa langue se délia, mais sa voix si claire sonnait le plus amer du monde :
« Mon père n'est plus. »
Un long silence s'en suivit, alors qu'elle dévisageait la jeune femme qui devait, à quelques années près, avoir son âge. Elle ne s'y reconnaissait pas cependant. Elene ne se considérait pas comme une combattante malgré son caractère de lion.
« Mon père… le Roi » articula-t-elle difficilement, « est affligé d'une grande et terrible maladie. Mais elle n'est pas due à son vieil âge, mais à quelques sombres sortilèges dont on ignore tout. »
Elle inspira profondément, se demandant par quelle folie elle pouvait bien confier cette histoire, mais Selinde Belroza n'était pas n'importe qui. Elle s'était illustrée, son nom et son visage n'étaient pas inconnus à la jeune monarque. Lentement elle rattacha à sa ceinture de cuir la dague qui l'accompagnait depuis son plus jeune âge et reprit, toujours sur cet air étrange, mi-colère mi-peine :
« Ne croyez pas que j'ignore quels malheurs s'abattent à l'heure actuelle sur le Royaume dont je suis la gardienne, mais la chair pourrie attire les vautours et il n'y a pas un seul Caldras qui attendra – si cela arrive – que le corps de mon père soit froid pour venir me forcer en mariage.
En taisant la triste vérité, ce n'est pas seulement ma main que je protège, mais aussi notre union, en tant que royaume. Le Caldras de Balard fomente déjà des complots à la barbe et au nez de tous, petit lard hypocrite.
Il pense que j'ignore qu'il partira bientôt en croisade contre ceux qui sont loyaux à la couronne des Volaran et qu'ensuite, ce sera au tour de mon Palais d'être assiégé. Parce que voyez-vous, ces pauvres monsieurs n'aiment pas qu'on leur dise non.
Vous pouvez me juger, et pensez que ce n'est qu'un caprice de ma part de ne pas vouloir épouser le fils héritier du plus puissant des Caldrasir, mais ce que je crois, moi, c'est qu'il n'y a pas de temps pour un mariage alors même que nous sommes harcelés de toutes parts.
Mais eux, les histoires des petites gens, de ceux qui n'ont pas le sous, ça ne les intéresse pas. Ils se fichent bien le destin des caravanes éventrées par des bandits, que des démons courent nos campagnes ou pire encore que des holdars prennent le visage des belles et des beaux du royaume pour y faire de la politique malsaine.
Non, eux ce qui les intéresse, c'est la belle couronne de Leonard V avec ses beaux rubis et ses multiples joyaux qui viennent de Rion. »
Elle semblait à cran. Plusieurs mois à avoir peur, à subir les pressions, les tentatives d'assassinat, d'enlèvement… Des plaintes de tout le royaume s'envolant comme une nuée de corbeaux. Qu'avaient-ils fait, les Volaran, pour en arriver là ?
Tout ça n'était qu'une histoire de temps avant que l'insupportable Caldras à l'hybris démesuré ne sorte des cachots du Palais et n'aille porter cette affaire devant les autres grands du royaume. C'était insupportable. D'ailleurs, quand elle parlait du Caldras, elle semblait vouloir lui cracher dessus, mais elle était comme tous les nobles, une adepte à ses heures d'Edar.
Comment pouvait-elle le punir de crimes dont elle n'avait aucune preuve, en dehors de son intuition ? Elle le soupçonnait d'avoir semer le trouble, lui qui avait toujours désiré plus… Elle se trompait peut-être.
Elle n'avait aucun ami en ce moment, aucun allié.
Même la jeune fille qui lui faisait face était une ennemie potentielle.
Elene la jaugea, ce visage fier, cette allure digne. Elle était née pour régner sur le royaume talien, et ça se sentait. Dans ses yeux, dans ses gestes, dans sa façon de traiter ses sujets comme ses enfants, la façon avec laquelle elle sacrifierait tous ses chevaliers pour le bien du plus grand nombre.
Si elle devait mourir ce soir, ou demain, assassinée, alors qu'importe, du moment que le Royaume subsistait après ça.
Aussi elle n'avait pas peur.
Elle soupira finalement, la frustration s'étant échappée en même tant que sa jolie mélopée :
« Je ne crois pas que vous puissiez quoi que ce soit pour mon père, ni pour moi. Je suis touchée de vos inquiétudes, mais à moins que vous ayez le pouvoir de déraciner les radicelles de la corruption ici et là dans ce monde… »
Son ton n'était pas triste, même si ses yeux n'auraient su mentir. Leonard était en train de mourir, lentement et sûrement, d'une folie dont elle ne connaissait rien et dont aucun remède n'avait jamais été trouvé.
S'il mourait, elle serait mariée à un fils de Caldras. Si elle refusait, le plus puissant des Caldras envahirait Yris, prendrait le Palais et elle serait sacrifiée. Elle n'avait pas peur.
Elle se battrait, contre un ennemi invisible et caché.
Un sans-honneur.
« Mierelli… », siffla Selinde sans cacher le dédain que lui inspirait le Caldras de Balard. Médéon Mierelli était connu, bien au-delà des frontières de Balard, pour son odieuse gouvernance auprès des miséreux. Il était de ces aristocrates qui, imbus de leur rang, en oubliaient de préserver le socle populaire qui les maintenait sur leur noble piédestal. Qu'il soit soupçonné d'un complot visant la couronne ne la surprenait guère.
A vrai dire, elle se serait volontiers charger d'assassiner cet homme si sa mort ne risquait pas de déstabiliser d'avantage le pouvoir politique d'Elene Volaran auprès de la haute noblesse. Toutes loyales qu'étaient certaines grandes familles, elles n'apprécieraient pas qu'un de leur pair périsse dans les cachots royaux sans preuve d'une quelconque culpabilité, privant la famille royale de leurs soutiens.
Elle serra le poing de rage, d'impuissance. Une fois de plus, les puissants jouissaient d'une insupportable impunité de par les seuls privilèges de leur sang. Elle releva les yeux vers la princesse et s'exprima posément.
« Il est vrai que je ne suis en mesure de toutes les arracher, mais je sais quelles terres noirâtres retourner pour les déceler efficacement. La Salamandre n'est, à première vue, pas la plus amène à tirer les ficelles dans des intrigues de cour. Pour autant, vous le savez fort bien, c'est dans l'ombre que se gagnent les victoires les plus éclatantes. »
Elle marqua une pause, détaillant les traits fins et agréables de la future souveraine. Comme Selinde l'avait espérait, Elene Volaran s'avérait dotée de qualités fort appréciables pour une reine digne de ce nom. Si quelqu'un devait régner entre elle et le Caldras de Balard, il fallait que cela soit elle.
« Pour autant, nous connaissons à merveille les rouages de l'âme humaine et la manière dont elle se tord sous le poids des vices les plus pernicieux. Si une organisation peut se faufiler efficacement dans les méandres des complots souterrains, c'est bien la nôtre. Il n'est pas si aisé de dissimuler totalement un coup d'état, même en usant de clandestinité. Si tel est votre désir, nous agirons pour vous sans que votre nom ne soit jamais prononcé. »
La pyromancienne se redressa doucement, sans mouvement brusque qui aurait pu inquiéter son interlocutrice.
« Si vous craignez la charogne et son attrait pour la couronne d'Yris, détournez l'odeur de la mort en usant de vents contraires. Pour cela, il suffirait de souffler l'idée d'une rémission royale dans les esprits tant du peuple que de vos ennemis. Cet artifice ne demanderait rien de plus qu'un sosie, dont l'habit fera le moine tout autant que le roi, aperçu brièvement derrière une fenêtre ou sur un balcon.
L'espoir, Votre Altesse, n'est bien souvent qu'une illusion à laquelle on se rattache de tout notre cœur. Soyez assurée que vos sujets y verront un signe bien plus heureux que son absence continuelle, tout en éloignant l'avidité qu'inspire votre main. »
Une main gracile qu'elle prit délicatement pour y porter ses lèvres, comme l'aurait fait tout galant chevalier. Un sourire énigmatique illumina le visage de Selinde.
« Réfléchissez à ma proposition, Votre Altesse pour la prochaine fois que nous nous verrons. Ce jour-là, c'est par la grande porte que vous m'accorderez audience. »
Elle ne reviendrait que victorieuse de cette campagne militaire dans le Nord qui s'organisait loin des yeux des autorités, ou elle ne reviendrait pas du tout. Elle s'inclina, une main sur le cœur en guise de respect et d'allégeance.
Si tel est votre désir, nous agirons pour vous sans que votre nom ne soit jamais prononcé.
Elene de Volaran se pinça doucement les lèvres, d'une façon adorable. Elle semblait hésiter, ses prunelles brillantes face à la promesse qu'était en train de lui faire la sorcière. Ses doigts réajustèrent une mèche de cheveux roux derrière son oreille, alors qu'elle observait avec prudence la jeune femme se redresser.
La monarque baissa doucement sa dague, mais la garda malgré tout à la main, car le contact de la garde au creux de sa paume avait un quelque chose de réconfortant, de doux à son cœur.
Elle hocha la tête à l'idée. Elle avait été jusqu'à maintenant très attentionnée, faisant attention à tout dissimuler, parce qu'elle n'avait, de ses conseillers, que des retours visant à étouffer l'affaire. Elle n'avait pas vraiment cherché elle-même à trouver une meilleure idée.
Ses journées se passaient au chevet du lit du Roi, à observer ce père à moitié fou se tordre d'une douleur atroce, à hurler contre des fantômes qui n'existaient pas. Il appelait parfois sa femme, à l'aide, pour qu'elle lui torde définitivement le cou. Il suppliait avec toutes les larmes qu'elle ne lui avait jamais connu. C'était un supplice, mais c'était elle qui nettoyait son corps fatigué, qui sécher ses larmes, lui faisait prendre son repas. Elene de Volaran refusait que des domestiques ne voit Leonard V, ce Roi si fier, si fort, aussi faible et pathétique.
Si elle avait eu un peu plus de courage, et un peu moins de cette bonté au fond du cœur, peut-être se serait-elle laissée tenter par le fait de l'achever, de mettre enfin un terme à ses souffrances.
Le doux visage d'Elene se tordit en une petite grimace. Elle ne voulait pas y penser, ni pleurer. Ce n'était ni l'instant, ni l'endroit. Elle se reconcentra au moment où la main de la sorcière s'approchait de la sienne. Elle se crispa mais la lui laissa, curieuse.
Comme Selinde y posait ses lèvres si douces, la jeune régente eut un petit sourire timide et ses pommettes s'empourprèrent légèrement. Dans son autre main, la dague tremblait légèrement.
« J'y…j'y réfléchirais. »
Elene eut un sourire charmant avant de retirer avec lenteur sa main de celle de la sorcière. Elle en semblait encore un peu confuse. Elle fit un petit pas en arrière avant de hocher de nouveau la tête, se convainquant que tôt ou tard, ce long tunnel de misère trouverait une fin heureuse.
« Je vous attendrais alors, Selinde Belroza. »
Selinde s'étira, portant la main devant sa bouche pour couvrir un bâillement qu'elle n'avait su réprimer. Il était encore si tôt que le soleil paressait encore derrière l'horizon. Elle s'était levée avant l'aurore pour œuvrer silencieusement à son office sans que nul ne la dérange. Seule la flammèche malingre d'une bougie à moitié fondue éclairait le parchemin encré d'une écriture fine et féminine.
Elle se redressa sur sa chaise pour porter toute son attention à la relecture. La sorcière ignorait dans combien de mains la missive passerait avant d'atteindre sa véritable destinataire et encore moins, si elle pouvait leur attribuer une quelconque confiance. Il n'est rien de plus sécurisant pour un traitre que la proximité avec sa victime. Ainsi, la prudence lui fit ôter tout aveu de leur précédente rencontre, et n'établir que des banalités solennelles.
Citation :A l'attention de la princesse Elene Volaran,
Votre Altesse Royale,
La Salamandre tenait à vous transmettre ses plus respectueuses salutations en ce jour où le regard du peuple talien peut se tourner avec fierté vers nos frontières, les pupilles illuminées par un espoir retrouvé.
Le Skövendor, jadis symbole de l'humiliation infligée à notre nation par les barbares du Nord, porte aujourd'hui dignement les couleurs du Concordat du Phénix grâce à l'alliance de nos trois guildes. Chacun de ses hommes et de ses femmes ont vaillamment combattu, donnant le meilleur d'eux-mêmes pour l'emporter. Puisse cette victoire militaire réchauffer votre cœur et vous prouver qu'il n'est nulle menace que l'on ne peut vaincre.
Mêmes les armées démoniaques sous les ordres scélérats de l'Amiral Rajaat n'ont su empêcher le retour des elfes, trop longtemps restés captifs dans la forteresse du Jarl Skasgärd, auprès de leurs proches. Hélas, nous avons toutes les raisons d'imaginer que la Dame Infernale Vi'aria se terre, actuellement, au sein même de notre royaume, dans un vieux temple érigé en l'honneur d'Edar le juste. Quelques-uns de ses sbires auraient été aperçus dernièrement dans nos contrées.
Lorsque ces derniers ne seront plus un danger pour les villages environnants, puis-je avoir l'audace d'espérer la faveur d'une audience ?
Puissiez-vous, votre Altesse Royale, croire en ma sincère loyauté.
Selinde Belroza, Commandante de la Salamandre
Selinde resta un moment songeuse avant de plier soigneusement le papier et de le glisser avec précaution dans un étui de cuir portant le sceau de la Salamandre. Elle trouverait bien un coursier en partance pour Yris, avant de partir affronter une nouvelle fois les forces infernales de Vi'aria.
___
La lettre avait mis du temps à venir à la jeune princesse, et pour cause, la situation du pauvre père avait chuté encore et encore. Chaque minute était une lente agonie pour le régent, si bien que plus d'une fois elle s'était tenue aux côtés du lit, l'avait regardé avec tout l'amour qu'une fille a pour son père, et elle s'était vue plus d'une fois se saisir de son oreiller, prête à tout, mais incapable de le faire. Incapable de le faire alors qu'il la fixait avec ses yeux là, suppliants, larmoyants. Qu'il était risible, le bon Roi Leonard dans sa sueur et sa pisse. Qu'elle se détestait à ce moment-là.
Assise au bout du lit royal, elle lisait sagement les lettres qui lui arrivaient, par ci, par là.
Une seule retenue son attention, bien après l'annonce du mariage de noble dont elle n'avait cure, une lettre signée de la main de Selinde Belzora.
Elle jeta un regard à son père qui se soulevait sans pouvoir se lever, les pieds et les poings liés au tour de lit fait d'un bois solide. Elle attrapa une plume et commença à écrire, avec un certain calme :
Citation :« Dame Belroza,
J'ai eu le cœur heureux quand mon garde m'a appris la nouvelle qui a couru plus vite que votre coursier le plus rapide. Les choses de mon côté n'ont pas beaucoup évolué. Je vous autorise à me rendre visite à la condition que vous vous présentiez seule. Mes conseillers n'aiment pas que je m'entoure de trop de bouches – ils les pensent perfides et moi trop ingénue sans doute.
Je vous féliciterais en personne, mais d'aucun ne doit savoir pour le moment la situation qui règne au palais.
A sous peu, Dame Belzora,
Je crois en vous,
Elene Volaran »
Elle signa de sa plume fine avant d'envoyer un coursier jusqu'à la Taverne porter le courrier frappé du sceau royal.
______
Selinde se tenait devant le palais d'Yris, seule. Même à son frère, son autre elle-même, elle n'avait rien dit de cette missive royale et de son intention de rencontrer une nouvelle fois la princesse Elene Volaran.
Elle réajusta sa broche en forme de Salamandre tout en songeant, non sans une certaine satisfaction, à la promiscuité dont s'était permise la princesse à son égard. Ses écrits laissaient à imaginer dans quelle solitude elle se trouvait, prisonnière d'une situation dont elle ne pouvait que peu de choses.
Quoi qu'il en était, la commandante espérait que ses conseillers trop protecteurs les laisseraient seules quelques minutes au moins. Après avoir combattu les holdars entre Kandrian et les hautes falaises d'Andoras, un détail de leur conversation passée lui était revenu. Elle n'y avait guère apporté beaucoup d'importance sur l'instant, mais à présent, la nécessité d'un éclaircissement s'imposait.
Elle se présenta à la garde chargée de surveiller les portes du château et d'en prévenir toute intrusion. Elle les salua d'un poing fermé sur son coeur.
Je suis Selinde Belroza, Commandante de la Salamandre. Son Altesse Royale, Elene Volaran, m'a conviée pour une entrevue avec sa personne.
________
Quelques jours plus tard, un peu avant la cérémonie de mariage...
Elle a humilié la Salamandre. Ridiculisé même.
Selinde n'avait pas bougé lorsque son frère s'était assis à ses côtés, sur l'une des banquettes de l'auberge dans laquelle elle s'était installée pour l'attendre. Elle ne l'avait pas salué, ni même regardé. Elle restait immobile, impassible, à l'image de cette voix dénuée de toute passion qui lui ressemblait si peu.
Les portes sont restées désespérément fermées, Dione, à croire qu'elle n'avait jamais eu l'intention de me recevoir. Je pensais la princesse différente, mais il n'en est rien. Preuve en est faite aujourd'hui qu'elle est aussi méprisante et dédaigneuse que le reste de sa caste corrompue.
Comment ai-je pu espérer quoique ce soit de la part d'une souveraine, qui par peur d'un mariage, se résigne à abandonner son peuple en pleine tourmente ? Rien n'est à attendre de ceux qui nous gouvernent.
Elle haussa les épaules, récupérant pour l'occasion sa désinvolture coutumière avant d'attraper le verre d'alcool fort qu'elle avait ignoré jusqu'à présent. Elle le leva vers son frère de façon à trinquer, un sourire malveillant et une lueur incendiaire dans le fond de ses iris.
A votre chute, Elene Volaran.
L'absence du roi avait de fâcheuses conséquences. Les brèves apparitions à une fenêtre du palais ou les rumeurs répandues par l'intermédiaire des gardes sur les faits et gestes du roi ne suffisaient plus à endiguer la suspicion du peuple. Une apparition publique serait le plus grand des remèdes. Seulement son état ne lui permettait pas de se déplacer et ses crises de paranoïa inspireraient la crainte plutôt que la bienveillance.
Elene Volaran soupira.
La solution à tous ses problèmes ne se présentera pas de sitôt. Elle avait veillé à étouffer les envies de révolte et l'exemple de Mierelli avait calmé les ardeurs. Pour un temps. Hier on murmurait sur l'état de santé du roi, aujourd'hui, on pariait sur son temps vie. Demain on se battrait pour le trône inoccupé. Cette prévision ne devait pas se réaliser.
Elle relut machinalement les derniers rapports. On avait profité de l'absence du caldras Balard envoyé en croisade contre les démons et les découvertes furent surprenantes confirmant la source de l'empoisonnement du roi. Tout était aller si vite qu'elle en avait oublié la commandante de la salamandre. Seulement le contexte actuel nécessitait des personnes de confiance. Et Selinde par son audace pouvait en faire partie.
Une missive parvint quelques temps après le mariage dans les mains de Selinde.
Citation :Dame Belroza,
Vous m'en voyez fort navrée de ne pas avoir su tenir mes engagements envers vous et vous honorer de ma présence lors de votre visite au palais.
Il est des jours où les événements s'enchaînent en ne laissant aucun répit, aucune minute pour prendre de la hauteur. Votre passage à Gris est tombé dans des moments intenses occultant le rendez-vous de mon esprit.
Par cette présente lettre, je vous présente mes excuses les plus sincères et renouvelle l'offre d'une audience qui, cette fois ne se soldera pas par mon absence.
Elene Volaran
Les pas du garde, suivi de très près par Selinde, martelaient les dalles du marbre du palais et résonnaient, sinistre mélopée métallique, dans l'immensité vide de ce couloir sans fin. Depuis de mois maintenant, cette aile du château n'abritait plus le moindre rire et s'isolait dans un silence oppressant, parfois brisé par les cris de douleur du bon roi Léonar, à l'agonie.
Le visage grave, la pyromancienne marchait sans un mot, concentrée à ne rien dévoiler de sa confusion intérieure. A la réception de cette nouvelle missive de la princesse, elle n'avait su quoi en penser, partagée entre un vif dégoût et une insolite allégresse. Elle ne le savait toujours pas.
Elene n'avait-elle pas, précédemment, trahi ses espoirs enfouis et rejeté sa sincère loyauté ? Pouvait-elle encore lui accorder la moindre crédibilité en tant que souveraine si ses promesses s'envolaient à la première rafale ? Selinde Belroza n'était d'ordinaire pas femme à pardonner.
La situation lui interdisait de ne pas se présenter, une fois encore, devant les portes du palais. Un refus aurait été inconvenant, pour ne pas dire dangereux. Attirer la suspicion et les yeux de la couronne et de ses hauts conseillers sur soi pour une telle broutille, était bien la dernière chose que souhaitait Selinde pour la réalisation de ses projets futurs.
Arrivée au fond du long couloir, on l'inspecta avec minutie avant de la laisser entrer. La sorcière pénétra dans la pièce et à peine, son regard se posa sur la chevelure d'un roux éclatant de la monarque qu'elle s'inclina avec une certaine raideur, la main sur le coeur.
Votre Altesse Royale.
La pièce trop étroite pour recevoir des dignitaires ou des ambassadeurs était parfaite pour des rendez-vous en toute discrétion, si on omet l'affront d'être reçu dans de telles conditions. Le mobilier était sommaire, un bureau recouvert de parchemin, une bibliothèque débordant d'ouvrage de tout genre et de tout format et deux chaises assez confortables en apparence. La lumière filtrait de la fenêtre au fond de la pièce pour éclairer le tout.
Lorsque la sorcière apparut dans l'encadrement de la porte, la princesse leva le nez du document qu'elle consultait et sourit à la nouvelle venue. D'une main, elle l'invita à s'asseoir et de l'autre, elle poussa les parchemins qui encombrait le bureau.
Soyez remerciée d'avoir accepté ma seconde demande d'audience. N'y voyez aucun affront de ma part concernant la première, seulement un oubli par manque d'organisation.
Le sourire s'effaça du visage d'Elene, et le silence de Selinde l'incita à poursuivre.
Je ne vais pas tourner autour du pot. Nous avons fait une découverte assez préoccupante. Le caldras Mierelli fournit le palais en céréale et le blé expédié à la maison royale était malsain, au point de contaminer le roi d'une maladie incurable selon nos experts. Plusieurs détails nous interpellent mais avant de vous dévoiler de plus amples informations, je souhaiterai vous solliciter pour une enquête discrète. Une personne extérieure et peu influençable, à en croire les bruits qui courent, a plus de chance de réussir qu'un représentant officiel.
La dernière phrase était sans appel : une enquête officieuse pour la princesse.
Un oubli. Seulement un oubli. La mâchoire de Selinde se cripsa, à l'appel de ce sang si chaud qui enflammait déjà ses veines d'une sourde colère. D'un seul mot d'apparence innocent, Elene Volaran venait de lui rappeler qu'elle n'était que ce pion insignifiant que l'on envoyait en première ligne pour faire diversion. Elle réprima sa fureur, se faisant violence pour n'afficher qu'un sourire poli de façade en réponse.
Elle se recula sur sa chaise, prenant un appui contre son dossier, ses doigts graciles pianotant négligemment sur l'accoudoir. La sorcière écouta la future souveraine en silence, lui empruntant ce même air grave. Elle s'accorda quelques secondes de réflexion avant de réagir d'une façon que d'aucun aurait pu trouver singulière.
Je ne crois pas une seule seconde en cette histoire, Votre Altesse. Il n'est pas dans ma volonté de remettre en cause l'expertise de vos spécialistes, mais si le mal venait réellement du blé, votre père, notre bon roi, n'en serait pas la seule victime. Par quel prodige, auriez-vous, vous-même, échappé à ce funeste sort si votre propre pain était en cause ?
Un demi-sourire vint se dessiner sur son pâle visage.
J'ai bien peur que le pragmatisme du bas-peuple échappe à vos conseillers, Votre Altesse. Disons que j'ai… quelques connaissances qui officient dans vos cuisines. Savez-vous qu'il n'est pas dans leurs habitudes de jeter vos restes si d'autres palais moins raffinés peuvent en profiter en dehors de ces murs ? Aucune d'entres elles ne m'a paru souffrante.
La sorcière se redressa quelque peu et commença à esquisser quelques traits invisibles à l'aide de son index, invitant la princesse à suivre ses explications par cet intermédiaire autant que pas sa voix.
Ce que je veux dire, c'est que nous avons affaire à un mal restreint à Sa Seule Majesté. Le blé est une denrée primaire, qui nécessite de nombreuses transformations avant de lui parvenir sous diverses formes alimentaires. Toutes ses étapes de fabrication, tous ces intermédiaires sont d'autant plus de chance de répandre le mal à des victimes collatérales que de rater votre cible première. Pensez à un tremblement de terre : celui-ci n'est jamais plus destructeur qu'en son origine et s'atténue peu à peu avec la distance. Les poisons fonctionnent de même.
Selinde releva la tête et toisa la princesse de son regard si intense.
A mon humble avis, quelqu'un tente de vous mener sur une fausse piste.
La princesse se doutait de la réponse, mais le discours de la cheffe des salamandres se moquait de manière déguisée de son raisonnement. Elle voulait susciter l'intérêt de Selinde sans révéler la totalité des découvertes, seulement son interlocutrice ne se laissait pas convaincre si facilement.
Vous n'avez malheureusement pas toutes les clés en main car ma révélation porte quelques lacunes. Nous avons des goûteurs pour les plats du roi et nous contrôlons l'approvisionnement. Nos règles sont strictes et nous ne permettons aucune entorse lorsqu'il s'agit de notre suzerain. Attenter à la vie de notre roi par un agent toxique nous semblait impossible.
Mais ils ont réussi.
Elle s'appuya sur le dossier de son siège croisant les mains devant elles, les avant-bras posés sur l'accoudoir. Elle réprima un bâillement dû à ses longues nuits, avant de poursuivre.
Nous n'avons pas encore découvert comment, mais il y a quelques temps, le roi a ingurgité une substance inoffensive et imprégnée de magie que nous n'avons pas décelée. Nous ignorions tout de cette forme de magie, ce qui fait que nous n'avons pu la détecter à temps.
Le moment entre cet événement et les premiers symptômes fut long, l'état de santé du roi s'aggrava petit à petit comme s'il s'agissait d'une maladie naturelle. Si nos médecins ont tout fait pour le rétablir, son état ne faisait qu'empirer sans que ces derniers ne caractérisent le mal qui le rongeait. Nous avons compris qu'un agent catalyseur avait déclenché et maintenait la maladie mais nous ignorions à l'époque qu'il s'agissait d'un simple morceau de pain !
L'élément qui nous a mis sur la voie est la mort du goûteur il y a peu de temps, atteint lui aussi de la même maladie. En recoupant les informations, et ce fut long, nous sommes remontés à une entrevue secrète entre Mierelli et le roi, qui tentait d'apaiser la frustration du caldras - où le goûteur décédé faisait office. Il nous fallait agir pour comprendre le mal qui rongeait notre roi.
Vous soulevez un point intéressant, si les restes des repas royaux sont distribués, nous devrions trouver parmi les destinataires de ces mets des personnes souffrant du même mal. Je déplore ces pertes et la façon de procéder, mais il nous faut avancer.
L'enquête permettrait de confirme l'identité de l'auteur, et - espérons-le - avancer les recherches sur la maladie.
Selinde s'affaissa légèrement sur son siège et se massa du bout des doigts la tempe, songeant à ce qu'elle venait d'entendre. Loin de l'éclairer sur la situation, les explications d'Elene la rendaient plus nébuleuse encore.
Je crains de ne pas parvenir à saisir les méandres de votre raisonnement. Les conclusions tirées me paraissent au mieux hâtives, au pire orientées.
Il était vrai qu'il ne lui déplaisait pas d'imaginer, coupable ou non, le Caldras de Balard perdre sa rondouillarde tête porcine pour haute trahison. Déjà lors de leur première entrevue, la sorcière avait noté l'animosité de la future souveraine à l'égard du pourceau richissime, ce qui l'amenait aujourd'hui à douter de son objectivité.
Si je résume brièvement vos propos...
Il a été découvert, récemment, dans le céréales, acquises auprès de la province de Balard, une magie inconnue quasi-indétectable et d'apparence inoffensive. Celle-ci serait l'origine des maux atroces dont souffre notre bon roi, et de l'un de ses goûteurs qui en est décédé.
Deux malades seulement pour une multitude d'infectés potentiels…
Selinde le savait, il n'avait pu être possible de déterminer avec précision depuis combien de temps ce blé nocif était consommé par la famille royale et ses sujets. Rien ne prouvait que des livraisons antérieures, déjà consommées, n'étaient pas déjà imprégnés de cette même magie.
Elle savait aussi qu'Anven, œuvrant depuis des décennies dans les cuisines royales, ne présentait aucun symptôme. Tout plat sortant de ses fourneaux faisait l'objet d'une vérification gustative : un assaisonnement un peu fade lors d'une réception et il en était de sa responsabilité de chef cuisinier. Ainsi, avait-il dû consommer les mêmes mets que Léonar pendant des années sans que rien de fâcheux ne la prive de sa santé. Ses autres goûteurs aussi.
Un ou plusieurs autres facteurs semblent nécessaires pour déclencher la maladie. C'est là qu'intervient ce rendez-vous secret et agité entre Sa Majesté votre père et le Caldras de Balard. Avec pour seul témoin un goûteur. Mais… ce n'est somme tout qu'une rencontre banale et ordinaire comme il doit en exister tant d'autres, avec bien d'autres dignitaires. Pourquoi celle-ci ? Quel lien avec ce blé malsain, outre la provenance ? De quelle frustration était-il question ? Vous ne me dites pas tout, n'est-ce pas ?
Selinde soupira légèrement, visiblement navrée de ne percevoir de lien logique dans ces faits hétéroclites. Ses yeux se fixèrent à nouveau sur Elene. Elle la jaugeait, à présent avec une certaine tendresse. Une apaisante compassion plutôt.
Vous avez aussi savamment éludé une de mes questions, Votre Altesse.
Qu'en est-il de vous ? Le pain du Roi est aussi celui de sa fille.
La princesse approuva d'un hochement de tête à la première partie des propos de Selinde mais la conclusion n'était pas celle attendue. Elle s'était préparée à cette entrevue, mais elle était loin d'imaginer les ressources intellectuelles de la mage. Une alliée de poids, si elle se laissait convaincre...
Malheureusement, la cheffe des Salamandres montrait les crocs.
Elene espérait que le raisonnement de la sorcière dévoile une piste qu'elle avait omise, une nouvelle direction à prendre. Les semaines d'enquête avaient épuisé une bonne partie des éventualités - qui menaient à un cul-de-sac - et il fallait voir l'affaire sous un nouveau jour pour pouvoir progresser. Dans cette optique, elle donnait ses découvertes avec parcimonie afin de voir son interlocutrice rassembler les pièces du puzzle. Et la fin de sa tirade justifiait qu'il fallait en dévoiler une autre.
Nous avons écarté le Caldras de Balard de ses terres avec une chasse au démon. Une inquisitrice a proposé cette idée suite à vos récentes découvertes. Cette absence nous a permis de fouiller le domaine de façon discrète et nous n'avons pas été au bout de nos surprises.
Dans une étude secrète, des parchemins évoquaient une maladie incurable liée au blé et déclenchée par un liquide incolore et inodore ainsi que le processus de contamination : un peu de liquide suivi d'une consommation régulière d'un blé savamment préparé.
Si tout le procédé et les symptômes étaient mentionnés, aucun n'évoquait la guérison. Le roi répondait à cinq des huit traits caractéristiques du mal, le neuvième étant la mort.
Difficile de croire ces faits ?
Elle se leva et se dirigea vers la bibliothèque près de la fenêtre pour en extraire un ouvrage. Elle revint vers le bureau et le posa sur la table. Selinde s'aperçut de l'illusion : en réalité il s'agissait d'une boîte en bois et son ouverture dévoila un flacon contenant un liquide incolore.
Voici le dernier flacon trouvé au domaine. Il va s'en dire que nous n'avons fait aucune expérience pour vérifier la véracité de nos dires.