Le cheval piaffe d'impatience, mais la diligence n'est toujours pas prête. Cendre attends. Dans sa main le parchemin froissé qui lui annonce les bonnes et les moins bonnes nouvelles. Ses yeux mordorés sont plantés devant elle, dans le vide. Elle attend simplement que le cocher arrive avec son dernier bagage. Elle jette un dernier regard vers la neige, vers Cyrijäl qui s'étends dans le décor brumeux. Il neige. Ça signifie qu'à Nitraën il doit pleuvoir des cordes. Ce n'est pas plus mal, pense-t-elle, alors qu'elle repousse les mèches humides qui lui couvrent les yeux. Elle frisonne, mais le froid n'a pas d'emprise sur un corps qui a toujours été plus chaud que les brasiers eux même.
« Mademoiselle Meneldä ! »
La voix la sort de sa torpeur et elle tourne la tête vers l'elfe qui s'approche à pas vifs vers elle.
« Nous allons toujours à Nitraën ? »
Ses phalanges fines serrent davantage le parchemin qui ne ressemble presque plus à rien. Elle esquisse un petit sourire et hoche la tête, fatiguée mais toujours debout.
« Oui, Nitraën. »
Elle aurait pu aller à Kandrian, mais elle n'avait pas le cœur à ça. Les retrouvailles avec sa mère lui avaient laissé un drôle de goût, une saveur étrange entre l'amertume et la joie. Pas de bonheur cependant. Elle l'avait écrit quelques fois dans des lettres à Lenwë. Pourquoi ? Pourquoi n'arrivait-elle tout simplement pas à être heureuse ? Elle avait couru si longtemps après cette image au loin, avant de se rendre compte que tout ce dont elle rêvait n'arriverait jamais.
Il n'y aurait jamais de foyer heureux, de rires autour du feu.
La seule chose qui la rendait vivante, qui l'animait, qui chassait cette mélancolie perpétuelle, c'était la guerre. C'était les Sentinelles, leur moment léger autour des flammes, leurs rires, mais aussi leurs cris.
« Nous devrions y aller avant qu'il ne fasse nuit, Miss. »
Sortant de ses songes, la rousse hoche la tête et grimpe dans la diligence sans plus un mot.
* * *
Citation :« Lenwë,
J'arriverais d'ici quelques jours. Je serais en retard, je le sais, mais j'ai eu quelques travaux de plus à effectuer à Nitraën. Je ne veux pas que tu t'inquiètes pour moi. Je sais que ces derniers mois ont été difficile, autant pour moi que pour toi, mais je vais mieux.
Un peu mieux.
Je pense que plonger mes mains dans le sang de mes ennemis ravivera quelque chose en moi, ou quelque chose dans ce genre. Je regrette de t'avoir abandonné sans te laisser aucunes nouvelles, mais j'avais besoin de ça. J'avais besoin de reprendre le contrôle sur ce monstre qui sommeille en moi.
J'ai bien réfléchi, et je pense que la solution, peut-être, est plus simple que je ne le crois.
Au lieu de le museler – lui qui m'a toujours protégé et sauvé – peut-être que je devrais le nourrir pour l'apprivoiser ? Peut-être qu'ainsi, ce monstre sanguinaire que je renferme restera tel qu'il a toujours été, mais qu'il deviendra aussi mon précieux allié ?
J'ai peur de devenir folle, mais parfois, je songe que ça serait une bonne chose. Ça me donnerait une excuse pour me sentir si vide, si criminelle, si… malfaisante.
Y-a-t-il des mots pour ça ? Quand on se sent étranger à soi-même ?
J'ai reçu une missive de mon père. Il a dit regretté que je ne me sois pas montrée aux funérailles de Victor. Je n'ai rien répondu. Par habitude, j'aurais réagi avec aigreur et amertume. J'aurais fait couler mon venin, j'aurais enragé, j'aurais tout brûlé. Mais cette fois, je n'ai eu envie de rien.
Quelque chose a changé en moi, je le crois, depuis que je suis allée à Cyrijäl.
Je suis le feu qui dévore et qui jamais ne s'éteint, mais je suis aussi le torrent furieux qui n'a pour rides de colère qu'une fine écume. Je crois que je ne serais jamais véritablement heureuse, mais est-ce bien nécessaire pour vivre ?
Je crois que la joie n'a d'intérêt que si elle est sincère.
J'espère que tu as beaucoup aimé pendant mon absence. Tu as tellement de sentiments pour le monde, je ne veux pas que tu te prives pour moi. Je ne saurais te donner que bien peu de chose. Je suis vilaine quand il s'agit de recevoir, encore plus quand il s'agit de donner.
Je t'embrasse avec amour – tout celui dont je suis capable,
Yùla
Note : Dis à Elena que j'ai ramené pour elle le meilleur picrate que j'ai pu trouver de Cyrijäl. Ils le font avec des baies blanches, mais le vin a une légère couleur bleue due aux extraits de myosotis qu'ils distillent. J'y ai goûté, et je crois pouvoir dire qu'il a un goût léger et piquant à la fois. Comme les larmes des pucelles. C'est amusant. »
* * *
Un petit silence dans les rangées, comme à chaque fois qu'on attend de voir ce qu'il se passe. Cendre sert davantage l'orbe qui s'enflamme légèrement, par anticipation, par envie aussi. La bise balaye la plaine, mais aucun mouvement à l'horizon, si ce n'est un éclaireur en approche. Elle sert les dents, et puis finalement lève les yeux au ciel.
« Incroyable. Pour des barbares ils sont plutôt… mous. »
Elle grimace. La patience n'a jamais été le fort de la sorcière, et encore moins quand elle se croit suffoquer au milieu des autres. Elle s'écarte un peu d'ailleurs, laissant la foule faire son office. Ici et là on soigne les blessés, on enveloppe de magie les autres.
Elle surprend même Selinde qui « rassure » Lenwë du coin de l'œil. Avec un sourire en coin, elle ne peut pas s'empêcher d'esquisser le sourire le plus moqueur de sa vie. Lenwë ne le verra pas, car elle leur tourne le dos, faisant face au front qui n'avance toujours pas.
Figés dans cet entre-deux, elle finit par lâcher à Elena qui est à sa gauche :
« Après mon frère, la Commandante a l'air de s'intéresser à Lenwë. Je suis certaine qu'elle n'a pas de petite culotte… » Elle a un petit rire, puis finit par se calmer, inspirer et reprendre sur un ton plus neutre :
« Il était bon ce vin ? »